[Chronique] Annie Ernaux, L'Atelier noir, par Isabelle Grell et Fabrice Thumerel (dossier, 1)

[Chronique] Annie Ernaux, L’Atelier noir, par Isabelle Grell et Fabrice Thumerel (dossier, 1)

juillet 22, 2022
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[Chronique] Annie Ernaux, L’Atelier noir, par Isabelle Grell et Fabrice Thumerel (dossier, 1)

Annie Ernaux, L’Atelier noir, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », janvier 2022, 180 pages, 10 €, ISBN : 978-2-07-295844-1 ; première édition : éditions des Busclats, automne 2011, 208 pages, 15 €, ISBN : 978-2-36166-009-3.

Après une année où Annie Ernaux est restée sous les feux médiatiques – grâce notamment à deux prix littéraires (Prix Prince Pierre de Monaco en octobre 2021 et Prix international Mondello, reçu à Turin en mai 2022) et à trois films (Passion simple, L’Événement d’Audrey Diwan – Lion d’or à Venise, 2021 – et Les Années super 8 de David Ernaux-Briot, Cannes 2022) –, nous reviendrons avant tout sur le Cahier de l’Herne qui lui est consacré, ainsi que sur son dernier récit, Le Jeune Homme, mais d’abord sur la réédition augmentée de L’Atelier noir – qui retranche de l’ensemble tout ce qui aurait apparu comme redites et ajoute le « Journal de Mémoire de fille« , dont la première appellation était « 58 », avant de porter le sous-titre « Dream » en 2005. (Rappelons d’emblée qu’Isabelle Grell s’était jointe à moi pour l’article de 2011).

 

La fabrique ernanienne /FT/

Reconnue au moment même où les études génétiques étaient en plein essor, comme bon nombre d’écrivains majeurs, Annie Ernaux prend soin de son patrimoine avant-textuel : jusque La Place (1984), dont il ne lui reste que les feuillets non repris dans la version publiée et le roman commencé sur son père, elle ne garde pas ses manuscrits et brouillons ; depuis Une femme (1986), elle « conserve tous les brouillons, et depuis La Honte, premier texte saisi sur ordinateur, une grande partie des tirages » (entretien avec l’auteure). Un passage de L’Atelier noir, dans lequel le futur antérieur programme un effet de lecture, va nous permettre de saisir tout l’intérêt qu’il y avait pour elle à publier, après une partie de son journal intime (Se perdre en 2001, en plus de quelques fragments en revues), son journal d’écriture : « Ce qui sera bouffon, si on publie un jour ce journal d’écriture, en fait de recherche à 99%, c’est qu’on découvrira à quel point, finalement, la forme m’aura préoccupée. Bref, ce qu’ils appellent la littérature » (p. 98). Nous entraîner dans son laboratoire d’écriture, c’est souscrire à la définition flaubertienne – qui deviendra un canon de la modernité – de la littérature comme souci de la forme, et par là même répondre à ses détracteurs qui l’accusent de « facilité ». À cet égard, s’avère tout à fait révélateur ce passage liminaire de la préface spécialement écrite pour la réédition de 2022 : « Expérience éprouvante, à la limite de l’effroi, devant ce que ces pages attestent de la genèse difficile de presque tous mes livres, du cheminement obscur, envahi d’hésitations et de doutes vers le moment où il ne sera plus question que d’aller au bout du texte et où tout retour en arrière ne sera plus possible. »

Ayant eu accès à l’essentiel de ce journal de recherche qui couvre désormais les années 1982 à 2015 (soit la période allant de 1989 à 1998 : p. 48-123 dans ce volume), j’ai pu analyser dès 2002 le processus scriptural propre à Annie Ernaux (cf. « Littérature et sociologie : La Honte ou comment réformer l’autobiographie », dans Le Champ littéraire français au XXe siècle, Armand Colin, 2002, p. 83-101). Du reste, les pages datées de 1989 et de 1998 ont paru en 2001 dans la revue Les Moments littéraires (Anthony ; p. 15-31). Cela dit, m’intéresse ici l’orientation de ce livre : cette chambre noire où se trouve gravé l’instant se concentre sur ce « passage » que constitue « l’histoire d’une femme de 1940 à l’an 2000 », c’est-à-dire Les Années (p. 105), mais aussi sur cette histoire de « domination masculine » (167) et « d’indignité féminine » (153), cet enjeu présent dans le projet de 58, « la liberté, la mémoire » (165). Au reste, les parallèles entre Les Années (2008) et Mémoire de fille (2016) ne manquent pas : « Les années, c’était une vie fondue dans les événements, les gens, une vie incluse. 58, c’est l’inverse, la discordance avec les autres, le « hors de la fête ». Les années, c’est une coulée de temps, 58 du temps figé » (166). À ces oppositions éthiques et temporelles s’ajoute une différence nette dans les repérages spatiaux et cinématographiques : « « Visionner » l’œuvre dans sa totalité, avant de commencer. Pour Les années, c’était un paysage, un film, Le bal d’Ettore Scola. Pour 58, je vois des lieux clos, celui de la colonie, Ernemont, le lycée, puis des étendues arides et solitaires, l’Angleterre. Films, Sue, La fille à la valise » (168).

 

« Ecrire une histoire, c’est tarte » (Annie Ernaux, L’Atelier noir),
par Isabelle Grell et Fabrice Thumerel

Verba tene,
res sequentur

Voilà. Contrairement à un Valère Novarina qui n’a pas encore rendu public son « Cahier Noir », Annie Ernaux, si secrète, limite méfiante, – et d’ailleurs quel repos par rapport à certains écrivains que l’on voit s’é(n)tendre dans les médias –, après un demi-siècle d’écriture, nous accorde le privilège de pénétrer dans sa camera obscura  : ce livre s’appelle très justement L’Atelier Noir. Qu’est-ce que cet atelier noir  ? Une galerie labyrinthique, une taupinière, « un journal d’avant-écrire, un journal de fouilles » (p. 14), « un journal de relecture » (15) dont la fonction est à la fois heuristique et dilatoire.

En 2008, Les Années avait été, tout en le dépassant, et on comprendra plus bas pourquoi, le pendant du cycle de mémoires beauvoirien. Simone de Beauvoir nous avait fait vivre à travers ses yeux la première moitié et un peu plus du dernier siècle. Annie Ernaux, prenant la suite du siècle français, pique avec Les Années dans une veine semblable. L’Atelier noir confirme aujourd’hui que rien n’est lisse dans le temps, dans les souvenirs du passé, que, dans la chambre noire, on voit des choses se faire et se défaire, se métamorphoser, et que derrière chaque surface miroitante, il se trouve, si l’on cherche, l’Autre.

Du miroir lisse que peuvent parfois être les textes d’Annie Ernaux, la critique génétique nous apprend qu’il est miroir aux alouettes. Dans L’Atelier noir, sans bruit mais parfois avec véhémence, l’écrivain discute avec elle-même et son temps, ses envies et ses affres. Son journal d’écriture révèle au lecteur les fonctions et le fonctionnement de son travail d’écrivain. Nous entrons, en ouvrant le livre, dans ces moments singuliers que sont les hésitations du style, du mode narratif (je/elle pour Les Années ; je/elle/tu pour Mémoire de fille), l’exploitation (ou non) d’un souvenir à choisir. Car il s’agit chez Annie Ernaux d’un travail de choix. Nous entre-apercevons dans ce livre l’enchevêtrement complexe des mécanismes qui ont été mis en œuvre  pour que les projets d’écriture aboutissent. Certains de ses textes ont été pensés simultanément. D’autres étaient des écrits de circonstance qui, durant un moment, écartaient impérativement – mais seulement pour un laps de temps compté – les projets plus obsessionnels tel le projet « RT » (« roman total » devenu Les Années), qui se compartimentera en « passion S » (Passion simple, 1992), « 52 » (La Honte, 1996) et « A 63 » (L’Événement, 2000). Epurée du trop plein d’une vie, Les Années laissera le temps à l’histoire, aux histoires.

L’Atelier noir est un journal de l’intérieur du texte. Il est historique. Il nous parle de paradigmes esthétiques. Qui parle ? Qui parlera ? On se rend compte que les textes d’Annie Ernaux sont conçus par couches, par enchevêtrements aussi. Manuscrits pensés, commencés, bien entamés, délaissés. Entre les interruptions de l’écriture et les contraintes unificatrices de l’œuvre, la conciliation s’établit par les voies de la réflexion. Car « raconter une histoire […], c’est tarte », dit Annie Ernaux (p. 31). Quand elle écrit, qu’elle conçoit un roman vrai, elle le construit dans le temps  grammatical. Surtout pas de passé simple, pour un roman vrai. Son texte exige un narrateur vrai : « La plus grande gêne – est-elle justifiée – c’est, me semble-t-il, dans la version elle, de ne pas atteindre directement la vérité, comme dans mes précédents livres » (65), un je, donc. Cette recherche de la vérité de l’écrit lui est capitale : « Ecrire pour faire advenir un peu de vérité. » Mais, et là s’ancre la générosité et la morale d’Annie Ernaux : « Mais que cette vérité ne soit pas advenue seulement pour une élite » (version de 2011, p. 51). Et on voit à ce moment-là Annie Ernaux dépasser haut la main Simone de Beauvoir. Ecrire son histoire c’est écrire une histoire, c’est écrire l’Histoire : « saisir la mémoire, le moi, le temps, l’époque, peut-être tout ensemble ? » (p. 61).

L’Atelier noir, c’est aussi un moyen pour son auteure de se situer précisément dans le champ. Rejetant les « histoires à la Gracq ou Dhôtel » (23), ou encore à la Catherine Rihoit, préférant la froideur objective au romanesque et à la psychologie conventionnels, elle entend « « ruiner l’idée de littérature » (comme Rousseau, Céline, Proust beaucoup moins) » (p. 50). Si elle est « hantée par Autant en emporte le vent, Dos Passos (l’Histoire), Pavese (Le bel été) » et Une femme de Peter Härtling, s’inscrit dans le prolongement de Maupassant, de Flaubert et de Woolf, ou encore dialogue avec les critiques Marthe Robert et Gérard Genette, elle est surtout marquée par l’ « ombre de Proust » (43) : « Proust, c’est assez lourd, mal écrit, parfois ennuyeux à hurler, ou dérisoire (les aubépines, à 1ère vue) mais la beauté, l’importance, viennent de la recherche, du projet de connaissance, qui de ce fait a transformé l’histoire de la littérature » (69). Elle se distinguera en faisant « quelque chose entre la Recherche et Autant en emporte le vent » (59).

Ce que cette écrivaine si française et nonobstant, à travers ses thématiques, cosmopolite, recherche avec son obstination créatrice et créative, c’est de réussir à travers ses livres une « autobiographie objective » : bien avant Pierre Bourdieu, elle se veut sociologue de soi-même (cf. p. 60). L’histoire racontée et l’Histoire vécue n’ont pas de relation aléatoire l’une avec l’autre. Si les soucis d’esthétique sont itératifs dans L’Atelier noir, le souffle que nous entendons, celui que nous retenons, sur lequel nous  calquons notre respiration lors de la lecture, c’est celui de la recherche éternelle de la vérité. Sartre avait, en 1948, écrit un texte formidable  et bien trop mal connu : Vérité et existence. Annie Ernaux, et nous l’apprenons avec l’entrée dans cet atelier noir qu’elle ouvre à notre curiosité, traduit ce texte philosophique en journal de la vérité et de l’existence, de la recherche de la vie qui toujours échappe.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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