Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.
Après l’entretien de Liliane Giraudon, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie Olivier, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), de Virginie Lalucq, d’Elsa Boyer et de A.C. Hello, voici celui de Marina SKALOVA.
Née à Moscou en 1988, Marina Skalova a grandi entre la Russie, la France et l’Allemagne. À la fois matériau plastique et flux, son travail creuse différentes formes, au confluent des langues et des genres. Son premier livre, Atemnot (Souffle court) paru chez Cheyne éditeur en 2016, reçoit le Prix de la Vocation en Poésie. Elle publie ensuite le récit Amarres (L’Âge d’Homme, 2017) et Exploration du flux, un flux d’écriture musical, poétique et politique (Seuil, Fiction & Cie, 2018). Auteure en résidence et dramaturge au théâtre POCHE/GVE pendant la saison 2017-2018, elle écrit la pièce de théâtre La Chute des comètes et des cosmonautes (L’Arche, 2019), créée au POCHE/GVE à Genève en février 2019. Entre 2016 et 2019, avec la photographe Nadège Abadie, elle construit le projet « Silences d’exils » à partir d’ateliers d’écriture auprès de personnes exilées, expérience humaine et poétique donnant lieu à une exposition et à un livre paru aux éditions d’en bas en 2020. Soutenu et distingué à plusieurs reprises, son travail a été présenté en France, en Suisse, en Allemagne, en Ukraine, en Russie, en Italie… Elle est également traductrice littéraire de l’allemand et du russe, une pratique organiquement liée à l’écriture. Actuellement, elle développe plusieurs projets autour de l’Histoire des femmes en URSS. Elle mène aussi une thèse en recherche-création au sein de l’EUR Humanités, Création, Patrimoine à Cergy.
En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires(Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/
Entretien de Marina Skalova avec Fabrice Thumerel
FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?
MS. Je crois que « les femmes » n’existent pas, et « la poésie » non plus.
Mais il est vrai qu’ « aujourd’hui » (pour reprendre ta phrase segment par segment), on a l’espoir que des choses bougent. Je vais donc me référer à la parution des deux livres, auxquels j’ai eu la chance de participer que sont Madame tout le monde (Le Corridor bleu, 2022) et les Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021).
Madame tout le monde était à l’origine une commande passée par Pierre Vinclair (qui dirige la collection SING ! au Corridor bleu) à Marie de Quatrebarbes. Je crois que l’ambition initiale de l’ouvrage était de répondre à l’effacement des femmes dans le champ littéraire en composant une anthologie de la poésie contemporaine écrite par des femmes. Quand on sait quelle a été la place réservée aux femmes, « avortées de l’histoire littéraire » (je cite Liliane Giraudon de mémoire) pendant des siècles, la nécessité de visibilité est évidente. Marie a mis en avant que les femmes poètes actives dans le champ contemporain sont aussi des passeuses, revuistes, critiques ou traductrices, dont l’inscription dans le champ poétique se fait par de multiples entrées. Ce choix met en lumière des pratiques souvent transversales, traversantes, où la construction solipsiste voire égotique d’une œuvre ne semble pas être la seule ambition. Pour élaborer une œuvre, il faut se sentir légitime pour le faire, ce qui implique de se libérer d’un certain nombre d’autres injonctions sociales. C’est sans doute la raison pour laquelle on publie toujours plus d’hommes aujourd’hui.
Dans son introduction, Marie affirme que plutôt que de couler leur écriture dans des moules préfabriqués, les poètes contemporaines n’ont d’autre choix que d’inventer leurs propres formes : « elles fabriquent elles-mêmes leur moule, souvent le détruisent après usage, et bricolent dans les débris de nouvelles sources de malentendus ». Les femmes ont toujours dû s’accommoder des marges (en poésie comme ailleurs) et ont donc dû inventer des façons d’habiter ces bords. L’écrasante majorité des positions de l’avant-garde poétique a été le fait d’hommes. Est-ce à dire que les femmes se sont moins radicalement attaquées à la langue ? Ou alors qu’elles n’ont pas eu la nécessité de transformer leur geste poétique en doctrine ? L’agencement proposé par Marie met en lumière une différence de méthode, en favorisant les démarches poétiques ouvertes à l’accueil d’autres pratiques.
A l’origine des Lettres aux jeunes poétesses, il y avait une commande passée par Aurélie Olivier à des poétesses de différentes générations, aux écritures extrêmement différentes (Nathalie Quintane, Liliane Giraudon, Sandra Moussempès, Rim Battal pour n’en citer que quelques-unes), que l’on n’aurait sans doute pas imaginé réunies dans un même volume. Chacune d’entre nous a été invitée à composer une Lettre à une jeune poétesse : lettre adressée ou lettre à celle que nous avons été. Ces lettres disent des chemins d’écriture singuliers, des dominations récurrentes et des émancipations nécessaires. Certaines autrices de l’ouvrage situent leurs écritures dans une perspective féministe, d’autres s’en fichent totalement. Les positions défendues sont volontairement contradictoires. Cette diversité fait la force de l’ouvrage. Les vingt-et-une autrices de ce volume ont pour point commun d’avoir été assignées femmes à un moment de leur vie, certain.es ont changé de genre. Le livre dit la difficulté de s’affranchir d’un certain nombre d’aliénations, mais surtout la nécessité d’affirmer sa légitimité. Ce livre est un lieu d’empowerment – et cela se ressent aux lectures publiques du livre, où l’on rencontre beaucoup de très jeunes femmes qui écrivent, pour lesquelles ce livre est manifestement un outil précieux. Ce que les femmes font à la poésie ? Plein de choses, mais dans ces livres-là, je crois que nous affirmons que la poésie peut être un endroit de sororité et de transmission. Le lieu d’une condition partagée et pas seulement de l’individualisme isolant et compétitif, qui caractérise grandement le champ littéraire.
Il me semble que croiser les positions, plutôt que de camper sur des oppositions, peut justement être fécond. Ces deux livres montrent une pluralité de stratégies de survie, dans la langue et dans la vie. Ils sont tout sauf des lieux de l’identique, d’un quelconque essentialisme. Ce qui s’y affirme, c’est le multiple, dans le vertige jouissif de la contradiction.
Outre ces deux ouvrages, il y a une multiplicité de pratiques de poétes.ses. Le genre importe peu dans l’écriture. C’est souvent au moment de la réception que l’on se découvre « femme ».
Quand j’écris, l’intime m’intéresse autant que le politique. Je sais que l’intime est forcément casse-gueule en tant que femme, étant le domaine où l’on nous attend traditionnellement. Je n’ai pas envie de l’éviter pour autant, mais cela pose des questions complexes. Je crois qu’il y a un enjeu à rendre visible le corps des femmes tel qu’il est vécu de l’intérieur par exemple, mais la réception de ces textes est un terrain miné, où l’on est renvoyée à la « littérature féminine ». On essentialise et on ghettoïse donc des expériences qui sont communes, partagées et s’espèrent partageables.
FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?
MS. #MeToo a eu le grand mérite d’impulser une réflexion à l’échelle sociétale sur la façon dont les structures de domination sont ancrées à tous les niveaux. Un embryon de remise en cause similaire ferait le plus grand bien à un milieu qui reste structuré autour du mythe du « Grand-poète », que celui-ci soit lyrique ou d’avant-garde d’ailleurs.
Le milieu poétique est un champ ultraconcentré, où quelques figures au pouvoir symbolique important (des éditeurs, des « grands poètes », quelques critiques) répartissent des miettes de visibilité sur une myriade de petits acteurs et petites actrices ultra-précarisées. On est dans un fonctionnement quasi-féodal. Dans cette promiscuité entre prestige symbolique et précarité économique, la porte aux abus de pouvoir est grande ouverte.
On est aussi dans un champ qui est grandement structuré par le désir, des éditeurs d’abord (qui doivent avoir du désir pour les textes) mais aussi des poètes, où les frontières entre reconnaissance artistique et séduction peuvent être très minces. Tout cela peut déterminer la façon dont une femme entrera en poésie, avec les risques de prédation que l’on imagine – ou simplement, disons que cela peut fragiliser un parcours.
On jongle entre les assignations, celle de muse, d’objet sexuel, de petite chose fragile, etc. Globalement, les hommes veulent bien nous laisser rentrer dans leur pré carré, à condition que nous ne parvenions pas au même niveau de reconnaissance qu’eux, que la réception de notre travail ne leur fasse pas d’ombre. Il faut que cela reste « petit et mignon ». J’ai vu beaucoup d’hommes qui se voyaient dans le rôle du « papa-ouvreur de portes », avec le rapport de dépendance et de soumission que cela implique. On reste loin d’un traitement égalitaire, où l’on serait considérée de façon professionnelle avant tout.
Le monde de la poésie reste structuré autour du mythe du « Grand poète » (qui peut être un grand poète d’avant-garde) et de structures patriarcales. Donc oui, il y a beaucoup de choses à déconstruire, mais aussi beaucoup d’acteurs qui ont tout intérêt à ce que les choses restent immuables…
FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme), en quoi peut consister cette « langue/introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?
MS. Je dirais que notre rôle est de refuser de mouler nos écritures dans ce que l’on attend d’elles, ne pas rester à la place que l’on nous assigne, chercher à subvertir l’ordre des choses depuis l’intérieur de la langue. Et je me rends compte, en l’écrivant, que c’est tout simplement ce que j’attends de la poésie.
A priori, la marge de la marge est un lieu de plus grande liberté. Tout comme la poésie, je crois que le féminisme est une boîte à outils. A chacune et chacun de s’en saisir.
Inédit : « Je suis la guerre »
Mère a été chirurgienne toute sa vie. Il y avait
les hôpitaux du front, on y soignait les blessures
légères. Et pour les blessés graves, les hôpitaux
d’évacuation. C’est là que travaillait Mère.
Et il y avait des trains sanitaires. Oncle Sacha
devait nous conduire à Moscou, la guerre
n’était pas finie, impossible de trouver des billets.
Nous avons échoué à Oufa, la gare d’Oufa.
Une gare mais qu’est-ce qu’une gare ? Un champ
de cauchemar, des rails dans tous les sens et ces
trains sanitaires. Patrouilles brancards, infirmières.
Et ces trains allaient et venaient allaient et venaient
Sibérie et retour… Sibérie.
Et nous les enfants, la tante, les sacs, nous marchions
sur les quais et nous longions les trains et Oncle Sacha
allait voir chaque chef de train. Les chefs de train étaient
médecins et Oncle Sacha demandait à chacun :
ne connaitriez pas Mère par hasard Pas à bord par hasard ?
Chirurgienne toute sa vie
Elle a écrit son habilitation pendant la guerre
Toute la journée elle voyait des blessés Son visage
Jamais je n’oublierai ce visage Il disait
Je suis la Guerre En vérité.
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Quel plaisir de découvrir ces livres et tout ce travail collectif autour des pratiques poétiques des femmes. Je me procurerai ces livres à la rentrée. Je remarque l’importance des pedigrees des poetes.sses dans le domaine des traductions qui élargissent les apports de façon inédites. Est-ce qu’une hiérarchie ne se rétablit pas à cette occasion qui pourrait reproduire celles qui sont décriées dans le système mixte. C’est un début de réflexion pas une critique sur la démarche.
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Merci pour votre enthousiasme et bonnes lectures ! D’autant que ce Dossier comporte encore pas mal de volets à venir…