[Chronique] Sébastien Ecorce, Russie : vers la ruine économique

[Chronique] Sébastien Ecorce, Russie : vers la ruine économique

décembre 1, 2022
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Sébastien Ecorce, Russie : vers la ruine économique

Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février, l’économie russe semblait destinée à plonger. Les sanctions internationales ont menacé d’étrangler l’économie, entraînant une chute de la valeur du rouble et des marchés financiers russes. Les Russes ordinaires semblaient prêts à une forme d’acceptation,  pour la privation.

Plus de huit mois après le début de la guerre, ce scénario ne semble pas s’être réalisé. En effet, certaines données suggèrent même que le contraire est vrai, et l’économie russe se porte même mieux que prévu. Le rouble s’est renforcé par rapport au dollar, et bien que le PIB russe ait notablement diminué, la contraction pourrait bien être limitée à moins de 3 % en 2022.

Source : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2022/10/04/les-nouvelles-economiques-de-l-eurasie-du-4-octobre-2022

Source : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2022/10/04/les-nouvelles-economiques-de-l-eurasie-du-4-octobre-2022

A regarder un peu plus précisément derrière les chiffres modérés de la contraction du PIB et de l’inflation, cependant, il devient évident que les dégâts paraissent en fait assez graves : l’économie russe se destine vers une longue période de stagnation. L’État intervenait déjà dans le secteur privé avant la guerre. Cette tendance n’a fait que s’accentuer et menace même d’étouffer davantage l’innovation et l’efficacité du marché. La seule façon de préserver la viabilité de l’économie russe ne pourrait être portée que par des réformes majeures – qui ne sont pas en vue – ou par une perturbation institutionnelle similaire à celle qui s’est produite avec la chute de l’Union soviétique.

Évolution prospective du PIB russe (source : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2022/10/04/les-nouvelles-economiques-de-l-eurasie-du-4-octobre-2022) 

La mauvaise compréhension de ce que des sanctions contre la Russie accompliraient peut s’expliquer en partie par des attentes irréalistes quant à ce que des mesures économiques peuvent faire. En termes simples, elles ne sont pas l’équivalent d’une frappe de missile. Oui, à long terme, les sanctions peuvent affaiblir l’économie et faire baisser le PIB. Mais à court terme, tout ce que l’on peut raisonnablement espérer, c’est une chute massive et tendancielle des importations russes. Il est naturel que le rouble se renforce plutôt qu’il ne s’affaiblit à mesure que la demande de dollars et d’euros chute. Et comme l’argent qui aurait été dépensé pour les importations est redirigé vers la production intérieure, le PIB devrait en fait augmenter plutôt que baisser. L’effet des sanctions sur la consommation et la qualité de vie mettant plus de temps à se diffuser dans l’économie.

Au début de la guerre, en février et début mars, les Russes se sont précipités pour acheter des dollars et des euros afin de se protéger contre une éventuelle chute du rouble. Au cours des huit mois suivants, avec l’augmentation des pertes russes en Ukraine, ils ont acheté encore plus. Normalement, cela aurait dû provoquer une dévaluation importante du rouble car lorsque les acteurs achètent des devises étrangères, le rouble plonge. Cependant, à cause des sanctions, les entreprises qui importaient des marchandises avant la guerre ont cessé d’acheter des devises pour financer ces importations. En conséquence, les importations ont chuté de 40 % au printemps. L’une des conséquences a été que le rouble s’est renforcé face au dollar. Bref, ce n’est pas que les sanctions n’ont pas fonctionné. Bien au contraire, leur effet à court terme sur les importations a été étonnamment fort. Une telle baisse des importations n’était pas prévue. Si la banque centrale russe avait anticipé une chute aussi massive, elle n’aurait pas introduit de restrictions sévères sur les dépôts en dollars en mars pour empêcher un effondrement de la valeur du rouble.

Inflation russe
Source : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2022/10/04/les-nouvelles-economiques-de-l-eurasie-du-4-octobre-2022

Les sanctions économiques ont bien sûr eu d’autres effets immédiats. Limiter l’accès de la Russie à la microélectronique, aux puces et aux semi-conducteurs a rendu la production de voitures et d’avions presque impossible. De mars à août, la fabrication automobile russe a chuté de 90 %, et la chute de la production d’avions a été similaire. Il en va de même pour la production d’armes, ce qui est naturellement une priorité absolue pour le gouvernement Poutine. Les attentes selon lesquelles de nouvelles routes commerciales passant par la Chine, la Turquie et d’autres pays qui ne font pas partie du régime de sanctions compenseraient la perte d’importations occidentales se sont pour l’heure avérées fausses. Le rouble anormalement fort est un signal que les canaux d’importation de porte dérobée ne fonctionnent pas. Si les importations arrivaient en Russie par des canaux cachés, les importateurs auraient acheté des dollars, faisant baisser le rouble. Sans ces importations essentielles, le profil à long terme de l’industrie russe de haute technologie est désastreux.

Encore plus important que les sanctions technologiques occidentales est le fait que la Russie entre sans aucun doute dans une période où les alliés politiques consolident leur emprise sur le secteur privé. Cela a été long à faire. Après la crise financière mondiale de 2008, la Russie  a été touchée plus durement que tout autre pays du G-20, le président russe a plus que nationalisé lesdites grandes entreprises essentiellement nationalisées. Dans certains cas, il les plaça sous le contrôle direct du gouvernement ; dans d’autres cas, il les plaçait sous la tutelle des banques d’État. Pour rester dans les bonnes grâces du gouvernement, on s’attendait à ce que ces entreprises maintiennent un excédent de travailleurs sur leur masse salariale. Même les entreprises qui sont restées privées se sont essentiellement vu interdire de licencier des employés. Cela a fourni au peuple russe la sécurité économique – du moins pour le moment – et cette stabilité est un élément essentiel du pacte de Poutine avec ses électeurs. Mais une économie dans laquelle les entreprises ne peuvent pas se moderniser, se restructurer et licencier des employés pour augmenter leurs profits ne peut que  stagner. Sans surprise, la croissance du PIB de la Russie de 2009 à 2021 a été en moyenne de 0,8 % par an, ce qui est inférieur à la période des années 1970 et 1980 qui a précédé l’effondrement de l’Union soviétique.

Même avant la guerre, les entreprises russes étaient confrontées à des réglementations qui les privaient d’investissements. Les industries de pointe telles que l’énergie, les transports et les communications, c’est-à-dire celles qui auraient le plus profité de la technologie étrangère et des investissements étrangers, étaient confrontées aux plus grandes restrictions. Pour survivre, les entreprises opérant dans cet espace ont été contraintes de maintenir des liens étroits avec les responsables gouvernementaux et les bureaucrates. En échange, ces protecteurs du gouvernement s’assuraient que ces entreprises ne faisaient face à aucune concurrence. Ils ont interdit les investissements étrangers, adopté des lois imposant de lourdes charges aux étrangers faisant des affaires en Russie et ouvert des enquêtes contre les entreprises opérant sans la protection du gouvernement. Le résultat a été que des responsables gouvernementaux, des généraux militaires et des bureaucrates de haut rang – dont beaucoup étaient des amis de Poutine – sont devenus des multimillionnaires.

Depuis le début de la guerre, le gouvernement a encore resserré son emprise sur le secteur privé. À partir de mars, le Kremlin a mis en place des lois et des règlements qui donnent au gouvernement le droit de fermer des entreprises, de dicter des décisions de production et de fixer les prix des produits manufacturés. La mobilisation massive de recrues militaires qui a commencé en septembre donne à Poutine un autre motif à brandir sur les entreprises russes, car pour préserver leurs effectifs, les chefs d’entreprise devront négocier avec les responsables gouvernementaux pour s’assurer que leurs employés sont exemptés de la conscription.

Certes, l’économie russe a longtemps fonctionné sous l’emprise du gouvernement. Mais les mouvements les plus récents de Poutine portent ce contrôle à un nouveau niveau. Comme l’ont soutenu certains économistes, la seule chose pire que la corruption est la corruption décentralisée. C’est déjà assez grave quand un gouvernement central corrompu demande des pots-de-vin ; c’est encore pire lorsque plusieurs bureaux gouvernementaux différents se disputent les dons. En effet, les taux de croissance élevés de la première décennie au pouvoir de Poutine étaient en partie dus à la façon dont il a centralisé le pouvoir au Kremlin, étouffant les prédateurs concurrents tels que les oligarques opérant en dehors du giron du gouvernement. L’accent mis sur la création d’armées privées et de bataillons régionaux de volontaires pour sa guerre contre l’Ukraine, cependant, crée de nouveaux centres de pouvoir. Cela signifie que la corruption décentralisée va presque certainement refaire surface en Russie.

Cela pourrait créer une dynamique rappelant les années 1990, lorsque les propriétaires d’entreprises russes comptaient sur la sécurité privée, les liens avec la mafia et les fonctionnaires corrompus pour perpétuer le contrôle des entreprises nouvellement privatisées. Des gangs criminels employant des vétérans de la guerre russe en Afghanistan ont offert une « protection » au plus offrant ou ont simplement pillé des entreprises rentables. Les groupes de mercenaires que Poutine a créés pour combattre en Ukraine joueront le même rôle à l’avenir.

La Russie pourrait encore remporter une victoire en Ukraine. On ne sait pas à quoi pourrait ressembler la victoire ; peut-être que l’occupation permanente de quelques villes ukrainiennes en ruine serait présentée comme un triomphe. Alternativement, la Russie pourrait perdre la guerre, un résultat qui rendrait plus que probable la perte du pouvoir par Poutine. Un nouveau gouvernement réformiste pourrait prendre le relais et retirer ses troupes, envisager des réparations et négocier une levée des sanctions commerciales.

Peu importe le résultat, cependant, la Russie sortira de la guerre avec son gouvernement exerçant une autorité sur le secteur privé dans une mesure sans précédent dans le monde, à l’exception de Cuba et de la Corée du Nord. Le gouvernement russe sera omniprésent mais en même temps pas assez fort pour protéger les entreprises des groupes mafieux composés de soldats démobilisés, armés d’armes acquises pendant la guerre. Particulièrement dans un premier temps, ils cibleront les entreprises les plus rentables, tant au niveau national que local.

Pour que l’économie russe se développe, elle aura besoin non seulement de réformes institutionnelles majeures, mais aussi du genre de table rase avec laquelle la Russie s’est retrouvée en 1991. L’effondrement de l’État soviétique a rendu les institutions de cette époque obsolètes. Un processus long et douloureux de construction de nouvelles institutions, d’augmentation de la capacité de l’État et de réduction de la corruption a suivi, jusqu’à ce que Poutine arrive au pouvoir et finisse par démanteler les institutions du marché et mettre en place son propre système de clientélisme. La leçon est sombre : même si Poutine perd le pouvoir et qu’un successeur inaugure des réformes inévitables, il faudra au moins une décennie pour que la Russie revienne aux niveaux de production du secteur privé et de qualité de vie que le pays connaissait il y a à peine un an. Telles sont les conséquences d’une guerre aussi désastreuse et malavisée

Sébastien Ecorce, Ancien responsable de recherche en finance pendant 15 ans,
Professeur de neurobiologie (Salpêtrière, Icm), poète, créateur graphique

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