[Livres] Jean-Claude Pinson, Libr-livres de fin d'année

[Livres] Jean-Claude Pinson, Libr-livres de fin d’année

décembre 11, 2022
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[Livres] Jean-Claude Pinson, Libr-livres de fin d’année

♦ Yannick HAENEL, Le Trésorier-payeur, Gallimard, coll. « L’Infini », août 2022, 416 pages, 21 €, ISBN : 978-2-07-299309-1.

Jugeant de la littérature depuis la poésie la plus inventive et l’écriture narrative la moins complaisante (Pierre Michon et quelques autres), j’appréhende avec une méfiance certaine les réclames pour les romans qui surabondamment fleurissent avec la rentrée littéraire.

La lecture du dernier roman de Yannick Haenel renvoie au néant ces miennes préventions. Car c’est assurément un grand roman.
Un roman philosophique où la pensée la plus forte est constamment à l’œuvre. En l’occurrence celle de Georges Bataille (avec comme il se doit, mieux qu’à l’arrière-plan, Hegel et Kojève).

Un roman philosophique sans doute, exposant, plutôt que la nausée sartrienne, l’extase façon Bataille. Mais surtout sans que les philosophèmes viennent encombrer la narration, conduite avec un sens aigu de l’intrigue et du drama (le roman se lit aussi comme un polar). Car la philosophie, comme disait Mallarmé, il la faut, dans le poème, « infuse » plutôt que trop explicitement dépliée. Dans le roman, ajouterons-nous, il la faut incarnée (à travers des personnages, des lieux et ces situations). Et, mieux encore peut-être, il la faut « musicale » : les grandes choses, lit-on à la page 300 de ce Trésorier-payeur, « cela ne peut se dire que d’une manière volatile et musicale : l’essentiel relève du parfum désirable de la fiction »).

La philosophie ici incarnée est celle de Georges Bataille, dont le héros du roman, un jeune employé de banque philosophe, est fort opportunément un homonyme. À l’instar de Kojève, qui était à la fois un « penseur décisif » et un « fonctionnaire » (à « la Direction des relations économiques extérieures »), le Trésorier-payeur est, en même temps qu’employé à la succursale de la Banque de France à Béthune, un grand lecteur féru de philosophie. Drôle d’idée, dira-t-on, que d’aller « s’établir » dans une banque quand on se veut philosophe subversif (sinon anarchiste). Sauf que pour Bataille, comme il l’explique à un ami, « la banque, c’est le savoir absolu » (n’est-il pas d’ailleurs comme un « Rimbaud à la Banque de France » ?).

Kojève toutefois, en dialecticien orthodoxe, professait, en même temps qu’une fin de l’histoire (je simplifie beaucoup), une négation retournée en positivité seconde, une réconciliation, une « satisfaction conformiste du sage hégélien » (p. 174 du roman), là où Bataille (le « vrai » comme le héros du roman) professe quant à lui une « négation sans emploi » et « une expérience extatique du néant ».

S’ensuit, dans le roman, toute une critique ravageuse du capitalisme financier d’aujourd’hui (sa « part inavouable », maudite, consistant en la « mise à mort » des plus pauvres). Une critique d’autant plus incarnée qu’elle ne s’opère pas en surplomb, mais procède de situations et péripéties où le héros se trouve in medias res (Bataille s’est introduit dans le cœur du système bancaire comme, jeune étudiant, il s’était introduit dans le cœur du Système hégélien).

Un des grands mérites du roman est ainsi de se saisir à pleines mains, à travers sa fiction, de ce qui fait l’époque qui est nôtre (son « avoir lieu »), loin de toutes les facilités sociologisantes où se fourvoient tant de romans.

Il n’empêche, c’est aussi un grand roman balzacien (mais Balzac n’était-il pas aussi philosophe ?), notamment quand il évoque, avec un réalisme saisissant, la vie étudiante à Rennes, ou la vie de bureau (le chapitre « La gifle » fait ainsi penser au Manteau de Gogol).

Mais c’est aussi, en d’autres chapitres, un roman « hugolien » (plusieurs chapitres qui mettent en scène un couple surendetté n’est pas sans évoquer Les Misérables).

Et même un roman« rimbaldien » (« les romans s’écrivent pour témoigner des sensations les plus rares »), notamment quand le livre évoque, dans un chapitre intitulé « L’extase », la « vie sacrée » que peut parfois être l’existence quand viennent à s’y rejoindre « l’économie et la mystique » et qu’elle se fait « féerie ». Les thèmes sont évidemment batailliens, mais c’est le Rimbaud de Pierre Michon qui sert de schibboleth au héros (« Bataille était comblé, il avait accès […] à cette “brèche opéradique“ dont parle Rimbaud (il avait trouvé cette formule dans le livre de Michon) ».

Les retrouvailles entre les deux écrivains, Pierre Michon et Yannick Haenel, ont eu lieu à Guéret à la fin de l’été dernier, dans le cadre des « Rencontres de Chaminadour ». Ce qui m’est l’occasion de me souvenir qu’ils se virent pour la première fois lors d’un dîner que j’avais organisé à Nantes, il y a maintenant plus de vingt-cinq ans.

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♦ Iegor GRAN, Z comme Zombie, P.O.L, septembre 2022, 176 pages, 16 €, ISBN : 978-2-8180-5621-9.

Un pamphlet où l’auteur se livre à une radiographie impitoyable de ce « Zombieland » qu’est devenue une Russie sous emprise du poutino-fascisme. Une « usine à décerveler » où la télévision, la « zombocaisse » (зомбоящик) joue un rôle essentiel.

Loin de tous les clichés complaisants sur « l’âme slave », une invitation à nous déprendre de notre « envie d’idéaliser le peuple russe et sa malédiction ».

Le Z de l’alphabet latin, remplaçant le З de l’alphabet cyrillique, est devenu une « nouvelle croix gammée », qui infiltre partout sa gangrène et infecte la langue (Za Poutina, pour Poutine, Za rodinou, pour la patrie…).

« La Russie profonde est une bicoque démolie », mais « cette indigence honteuse, les Russes [pas tous, bien sûr] l’acceptent, résignés et fatalistes. Tant que nous sommes une grande puissance ! Tant que l’OTAN nous craint !  » (p. 113).

« On vomit l’Occident (cette « princesse au petit pois ») et on bave devant ses produits ».
Mais Pouchkine, dira-t-on ? Il est, comme la langue russe, instrumentalisé par les « sinistres clowns du Kremlin » : « À lui seul Pouchkine est une preuve manifeste de l’unicité des Russes. D’ailleurs sa poésie est réputée intraduisible. En goûter les subtiles merveilles n’est accessible qu’aux Russes, ce qui montre que le bon Dieu leur a réservé un statut à part ».

C’est un pamphlet, redisons-le. Il est salubre en ce qu’il aide à mieux comprendre les rouages de cette folie qu’est la guerre de Poutine contre l’Ukraine.
De notre côté, vaille que vaille, nous continuons à lire Pouchkine et à traduire des poètes russes contemporains.

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♦ Michel Murat, La Poésie de l’Après-guerre : 1945-1960, José Corti, mai 2022, 285 pages, 22 €, ISBN : 978-2-7143-1272-3.

Quand règne le « présentisme », il n’est pas mauvais de s’inquiéter d’où l’on vient.

« Ecosystème particulier », la poésie, nous dit Michel Murat dans un essai aussi passionnant que tranchant, a connu, dans la période d’Après-guerre qu’il étudie,des mutations importantes.

En cette période d’interrègne entre le surréalisme et le renouveau théorique des années soixante, le champ littéraire en effet se réorganise et, dans le domaine propre de la poésie, toutes les cartes sont rebattues.
L’auteur insiste sur le rôle joué par Paulhan et l’événement capital, par ailleurs, constitué par ce que Sartre appela l' »Orphée noir » (Senghor, Césaire, mais aussi, beaucoup moins connu, le poète malgache Rabearivelo, auteur d’une singulière œuvre bilingue).

L’essai s’attache à mettre en lumière le rôle de quelques œuvres particulièrement déterminantes, selon l’auteur, dans ces mutations. Saint-John Perse qu’un prix vient couronner « au moment où l’idée de l’idée de l’empire se convertit en idée de la francophonie ». Bonnefoy, quant à lui, est à la source d’une tentative de « restauration » où la poésie trouve son vrai lieu et sa patrie dans la tradition « essentiellement littéraire » de la poésie française, tandis que Ponge, finissant en « poète national », se définit lui-même comme « patriote français et patriote de la civilisation gréco-latine-française ». Enfin Jabès, commenté par Derrida (et Blanchot) et associé à la ‘french theory’, apparaît à l’auteur « comme le dernier avatar (ou la reconversion tardive) de l’universalisme français ».

L’ouvrage se termine par un « Epilogue » qui rend justice, analyses de superbes poèmes à l’appui, à quelques figures trop négligées, celles, notamment, d’Armand Robin et de Jean-Paul de Dadelsen.

Ces mutations ont eu lieu; il est bon de les connaître. D’autres bien sûr, qui viennent dans les années suivantes, restent à analyser, et d’autres encore qui concernent ce présent même qui est le nôtre.

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librCritique

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1 comment

  1. Minière Claude
    Reply

    Très bonne présentation du roman de Yannick Haenel.
    L’œuvre de cet écrivain se heurte à des préjugés, que sa plume balaye allègrement.

    Il est bienvenu que LIBR-CRITIQUE lui rende justice sous la plume de Jean-Claude Pinson.

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