Il ne s’agit pas ici d’une best books list of 2022, mais d’une invitation à découvrir, si ce n’est pas déjà fait, une sélection de livres reçus que nous avons signalés comme très intéressants sans avoir pu les présenter comme il se doit – LIBR-CRITIQUE.COM n’ayant jamais voulu être une usine à gaz : aucune exhaustivité, aucun traitement publicritique… juste une attention particulière aux forces mutantes qui bouleversent l’espace de la création, à des œuvres singulières, à ces quelques aspérités et irrégularités littéraires et intellectuelles.
[Dans ces Libr-Kaléidoscopes 2022, le principe est simple : le point de vue LC doit avoisiner la taille de la présentation éditoriale]
► Antoine Dufeu, Nous abstraire, éditions de l’Attente, avril 2022, 64 pages, 8 €.
Présentation éditoriale. Dans un éloge politique inclusif, non-individualiste et non-capitaliste, l’auteur creuse la question d’une écriture à la première personne du pluriel autour des notions de joie, de luxe et de paix. « Parce que nous sommes des personnes joyeuses et luxueuses, et que la paix est politique et dès lors l’affaire des vivants. » En résistance aux diktats du « je », des chefs et des institutions qui ordonnent et font exécuter, le « nous » revêt toute sa dimension de relation entre les êtres, sans différence de genre, de situation sociale ou économique. Nous sommes des êtres par lesquels le monde existe et peut se distinguer de l’immonde.
Le point de vue LC. Nous abstraire des mots d’ordre pour repenser notre rapport au monde indépendamment des mots-du-pouvoir qui nous constituent (« vivre-ensemble », plein-emploi, « mondialisation », surpopulation…), telle est la nécessaire opération pour fonder un NOUS authentique et démocratique : « Le monde n’existe pas en soi, ni en toi ni en moi, pas même en nous. Le monde existe par nous. » Pour repenser la paix, la joie et le désir.
Lire ce poème philosophique et parfois utopique (au sens mélioratif), d’une rare limpidité, est un plaisir salutaire.
► Jean-Michel ESPITALLIER, Du rock, du punk, de la pop et du reste, Pocket, coll. « Agora », automne 2022, 214 pages, 9 €.
Présentation éditoriale. Cet ouvrage est une contre histoire du rock (en intégrant les mouvements comme la pop, le punk et autres) écrite par un batteur qui est également poète. C’est un livre qui swingue. Le livre se caractérise par un mode d’écriture très rock qui nous fait ressentir les vibrations du rock. C’est un livre personnel qui montre comment le rock influence la vie, la sensibilité, l’imaginaire et le rapport au monde. C’est donc le rock vu de l’intérieur.
Le point de vue LC. Voici le poème à/en musique qu’il faut lire sur la question : un demi-siècle de rock, de punk et de pop, qui commence par un nuage d’auteurs et de titres et s’achève par une liste inachevable, tout en effacement progressif. Entre les deux, toute une histoire passionnée et passionnante, avec ses célébrités, ses paradis perdus, ses « mythes, légendes et comptes de fée », ses « ratages réussis » et ses « héros antihéros »… Une histoire humaine qui n’oublie ni les formes (les fameux collages !), ni l’atmosphère : « On était comme des gamins dans un magasin de bonbons. Pour nous, le succès, la défonce et l’alcool allaient de pair » (p. 71) ; « Le rock’n roll n’est pas que la simple régurgitation des riffs de Chuck Berry. Le rock’n roll signifie briser les traditions, attaquer l’establishment » (123)…
► Bruno FERN, Typhaine GARNIER et Christian PRIGENT, Craductions, Pages rosses II, éditions Lurlure, octobre 2022, 96 pages, 12 €.
Présentation éditoriale.
Craduire : se doter volontairement d’une incompétence, désapprendre les langues, comprendre autre chose que ce qu’il faudrait.
Ce livre rassemble plus de quatre cents énoncés traduits crado modo et classés en rubriques de magazines : boulot, conso, sexo, gastronomie, santé, trucs & astuces, etc. Par ailleurs, un appendice donne les traductions officielles couramment proposées pour chacun des énoncés craduits.
Le point de vue LC.
Côté craduction (néologisme de Pierre Le Pillouër : traduction crade parce que impropre, qui fait prévaloir les signifiants sur les signifiés), et non plus scription, n’en déplaise au Cercle des Universitaires Latinistes (C.U.L.), à la suite des Pages rosses (La Vie en rosse, bis repetita !) , il s’agit rien moins que de subvertir les trop sages citations des pages roses du Larousse en faisant déraper la langue ; et dès qu’on fait tomber la ceinture de la langue, s’ouvrent de jouissifs abîmes – dans le même temps que les arcanes de la fiction… Quelques exemples, extraits de quelques-unes des neuf rubriques : « Put on your shoes / Choisis ta putain » ; « Panem et circenses / Pas né qu’il est déjà circoncis » ; « Call center / Ça pue la colle » ; « Agnus Dei / Dieu l’a dans le cul »…
► Laure GAUTHIER, Les Corps caverneux, éditions LansKine, février 2022, 134 pages, 15 €.
Présentation éditoriale. Les Corps caverneux est un récit poétique construit en huit séquences. Le titre dans la séquence fait certes allusion au désir sexuel dont la force insurrectionnelle se manifeste dans le livre notamment à la séquence « désir de nuages ». Néanmoins, les « corps caverneux » désignent ici, avant tout, les cavernes en nous par analogie avec les cavernes préhistoriques : les corps caverneux sont ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler
par tous les moyens. Dans chacune des séquences est évoquée une nouvelle attaque contre ces espaces intimes de respiration, en réaction à laquelle une musique émerge, une musique de nos cavernes, qui nous permet de nous cabrer et de rester vigilants.
Le point de vue LC. Dans les transpoèmes de Laure Gauthier, la voix naturelle lisant les extraits des Corps caverneux se détache sur un fond sonore enregistré : pour l’amatrice de musique concrète, il s’agit certes de dépasser les frontières entre poésie et musique – au sens traditionnel de ces termes –, mais surtout de faire entrer la voix in situ en interaction avec divers paysages sonores. Dans ces réalisations sonores situationnistes, le processus de poétisation résulte des interactions entre voix lisant le court extrait et ce que l’actrice nomme « hors chant du monde » dans son dernier livre, D’un lyrisme l’autre. La création entre poésie et musique (printemps 2022) : « Rodez blues », par exemple, maintient hors champ la crise sanitaire, mais fait entendre réellement les silences et divers échos du monde confiné, dont les actualités radiodiffusées et les applaudissements aux fenêtres – accompagnés de bruits de casseroles – qui se mêlent aux chants des oiseaux ; et le lecteur-auditeur de mettre en relation ce hors-champ anxiogène avec un texte évoquant la catastrophe climatique.
► Patrick VARETZ, Nu-propriétaire, P.O.L, avril 2022, 272 pages, 20 €.
Présentation éditoriale. Tout part d’une phrase entendue dans Les Deux Anglaises et le Continent, le film de François Truffaut adapté d’Henri-Pierre Roché : « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas » ; le narrateur, double de l’auteur, se sentant, du fait de ce morcellement, étranger à sa propre existence, comme s’il n’en était que le nu-propriétaire.
Le texte est composé de dix chapitres qui tentent de reconstituer – malgré les ellipses – le fil d’une existence, depuis la fin des années 1950 jusqu’au tout début des années 2010.
Pour donner vie aux différents fragments d’existence qui entrent dans la composition de ce roman, dans son travail de reconstruction mémorielle et de falsification, le narrateur s’appuie sur des éléments extérieurs : une chanson, un morceau de musique, un roman, un poème, autant de marqueurs sur lesquels la mémoire est parvenue à se fixer, et qui témoignent chaque fois de l’époque évoquée.
Au cœur de ce dispositif, un personnage de femme s’impose peu à peu, créant ainsi le lien entre les différentes séquences. Dès lors, le véritable sujet du roman se fait jour : l’histoire d’un homme qui, ayant quitté la première femme qu’il a aimée, nourrit depuis le sentiment d’échapper à sa propre vie. Poursuivi par l’idée de la culpabilité, d’autant que l’intéressée est morte d’un cancer au début des années 2010, le narrateur tente bien tardivement de lui aménager une place centrale dans son existence, rétablissant pour l’occasion un semblant de cohérence dans un parcours à l’évidence erratique.
Le point de vue LC.
« Nous allons tous disparaître, et sans doute disparaissons-nous déjà » (p. 158).
Du premier récit de Patrick Varetz, Jusqu’au bonheur (P.O.L, 2010), nous retrouvons le fameux docteur Kuzlik, qui, contre les chimères particulières des aspirants au bonheur, prônait la désindividuation par renoncements successifs : consulté dans sa jeunesse, le narrant évoque la lubie du diplômé de la Faculté de Lille, qui « en revient toujours à faire le lien quel que soit le sujet avec le processus de déshumanisation mis en œuvre dans les camps nazis » (p. 142).
Dans Jusqu’au bonheur, fable sur l’aliénation contemporaine, les six titres sont empruntés à la Genèse ; dans ce dernier, l’un de ses meilleurs pour la densité stylistique et la subtilité de sa construction, le premier et le dernier chapitre se réfèrent au Yi Jing, Le Livre des changements, de J. – D. Javary et P. Faure (Albin Michel, 2002) : avant même d’atteindre l’âge adulte, l’hexagramme 57 le place sous ce triple signe, « le doux, le pénétrant, le vent » ; beaucoup plus tard (2011 ?), c’est l’hexagramme 17 qui prévaut, selon lequel, en tant qu’écrivain, il lui faut renoncer au matériau originel, celui – tragique – de son enfance. Habiter les vides de son existence, telle semble être désormais sa tâche. Car, si « nous possédons tous une tache aveugle au fond de l’œil » (171), celle du narrateur ressortit à un innommable : cette poéfiction, ce roman lacunaire nous invite à faire le tour du nu-propriétaire afin de nous abîmer à notre tour dans le vide de son inexistence, à sonder l’insondable « trou noir » qui a aspiré « toute la violence et toute la folie » ayant constitué le matériau de ses premiers livres.