[Chronique] François Crosnier, Quatre femmes puissantes (à propos de Florence Jou, Payvagues)

[Chronique] François Crosnier, Quatre femmes puissantes (à propos de Florence Jou, Payvagues)

mars 30, 2023
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[Chronique] François Crosnier, Quatre femmes puissantes (à propos de Florence Jou, Payvagues)

Florence Jou, Payvagues, éditions de l’Attente, collection « Alimage », janvier 2023, 102 pages, 12 €, ISBN : 978-2-493426-08-6.

 

Conformément au principe de la collection, la couverture présente une photographie, « Quai des marées – 4 juin 2020-3 » de Christophe Bouvier, soulignant la connivence entre l’écriture et les arts visuels.

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On s’enfonce dans l’épaisseur des Payvagues, zones ruinées, perturbées, espaces soi-disant fantômes.

Le lecteur qui accepte de s’enfoncer dans ce livre dense, dont le titre fait référence au latin Pagus, petite zone, territoire délimité par des bornes, et au suédois Våg, onde, ne regrettera pas l’expérience. « Voyage en quatre récits avec pour guide des voix de femmes aux pouvoirs cosmo-telluriques », comme l’indique la quatrième de couverture, Payvagues est construit selon une alternance de descriptions et de discours amples, et plutôt que « récits » on pourrait presque parler de « chants » au sens maldororien du terme. Y participe une écriture savante, émaillée de mots rares, de références écologiques, anthropologiques et poétiques dont l’identification n’est pas toujours aisée, et un discours très soutenu qui indique d’emblée le niveau d’exigence visé par Florence Jou.

Tellurique, lisons-nous. Mais « le sol est la peau », la zone est un tissu vivant. Payvagues parle de cette couche géologique essentielle où vivent des entités, humaines et non-humaines. Le vocabulaire est celui de la géologie et de la botanique, le texte s’ordonne autour de la relation entre le dessus et le dessous, la frontière, les points de vie animés. Ces concepts abstraits s’incarnent dans quatre fictions.

La première décrit un déplacement. Un cortège d’hommes, de femmes et d’enfants cheminent dans une océanie noire gelée en suivant des voies de rondins et en prononçant cette litanie, la chose traverse, arrache, détache et met en déroute. Il pourrait s’agir de survivants d’une catastrophe écologique.

Dans le deuxième chant, on assiste à un combat souterrain entre des individus vivant sur une dalle et des ennemis dont ils ignorent tout.

Le troisième récit met en scène deux agronomes se livrant à des expériences dans leur farm, « entre zone périurbaine et estuaire sur un terrain composé de prés salés et de champs ».

Enfin, le voyage solitaire que Luz (« lumière ») entreprend vers un lieu (via the moon to the beach) qui s’avère une couche supérieure d’exploration fait l’objet de la dernière fiction.

Dans chacune d’elles interviennent de puissantes figures féminines, présences ou voix qui composent un ensemble de rites, performances, transes (…) et dont les grands monologues tendent à démontrer que les femmes savent certaines choses en ayant retourné le sol et en composant avec les limons, les tourbillons de l’air, les espèces souterraines.

Ainsi, le cortège du premier chant se voit pris dans un discours chamanique porté par une femme qui

jette les dés au sol, tape de son bâton une suite de frappes ininterrompues, calant ses mouvements sur des fréquences régulières, peut-être les cycles d’une lune invisible

et dont le sens est le reproche d’avoir oublié les instincts, les forces de la meute, et incitant les participants à redécouvrir leur corps et la texture élastique du sol dans une sorte de transe.

Les agronomes, pour leur part, rencontrent une femme qui les invite à enfouir en eux

viril et restes d’homme,

à défaire les nœuds, décomprimer les os

et à redécouvrir leurs énergies corporelles, à acquérir de nouvelles dispositions physiques et mentales, des interactions plus fortes avec leur environnement

Si Luz parvient à la terre promise, c’est parce qu’elle a échappé au destin de ceux qui avaient perdu le contact avec les myriades de créatures, leurs géographies aux multiples strates, s’étaient éloignés du vierge, du farouche et de l’intimité avec les non-humains et qu’elle a conservé les explosions originelles, les premières pensées vivantes, l’exubération primitive, les traces des transmutations originelles en cellules d’air, eau et soleil.

Chaque récit met en scène une expérience de libération, de transmutation de l’humain. Le livre évoque de la sorte la création d’une nouvelle humanité post-apocalypse : « Nous serions capables de nous réparer ».

Si le discours des figures féminines peut parfois apparaître (surtout dans le quatrième chant) un peu trop programmatique et par là-même susceptible d’introduire une baisse de tension, cette réserve mineure ne doit pas empêcher de goûter l’extraordinaire beauté de la phrase de Florence Jou. Je n’en donnerai que deux exemples, invitant avec insistance le lecteur à y aller voir lui-même. Le premier, que l’on pourrait croire né sous la plume de Joseph Beuys :

(…) vous sentirez aussi qu’on vous feutre en interne, on vous feutrera, on vous arrachera les poils, vos poils seront remplacés par des fibres, vous vous sentirez fibrés de partout, noyau et manteau de fibres, plus légers

L’autre illustrant la puissance d’un style convoquant un vocabulaire spécifique, précis, scientifique, au service d’une image poétique, ce qui nous évoque, de nouveau, Lautréamont (la mycorhize est le résultat de l’association symbiotique entre des champignons et les racines des plantes. Les mycorhizes s’associent à des bactéries du sol pour dissoudre des minéraux et rendre accessible le phosphore aux plantes. La mergule est un oiseau marin vivant en Arctique) :

Dans l’air chaud et sec, des gouttes d’oligo-éléments tombent. Sucre et mycorhize et varech dentelé que les mergules décollant à toute vitesse viennent laper

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