[Chronique] François Crosnier, « Mais toujours c’est calame » (à propos de Guillon Balaguer, Ou couchée sur le flanc)

[Chronique] François Crosnier, « Mais toujours c’est calame » (à propos de Guillon Balaguer, Ou couchée sur le flanc)

octobre 17, 2023
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] François Crosnier, « Mais toujours c’est calame » (à propos de Guillon Balaguer, Ou couchée sur le flanc)

Guillonne Balaguer, Ou couchée sur le flanc, éditions LansKine, mai 2023, 56 pages, 13 €, ISBN : 978-2-35963-101-2.

C’est avec une certaine appréhension qu’on entreprend de rédiger cette chronique, tant le livre de Guillonne Balaguer est, en dépit de sa brièveté, intimidant. Il me semble que cela tient au fait que rarement l’attention et la sagacité du lecteur ont été à ce point sollicitées : la quatrième de couverture est, une fois n’est pas coutume, indispensable pour se repérer dans un texte très stimulant intellectuellement mais énigmatique, qui ne se livre qu’avec réticence. J’en extrais ces quelques phrases :

Deux femmes (et quelques bêtes), une rencontre amoureuse. La trace d’une conversation (…) Sous les inaltérables résidus de phrases entendues, prononcées, incomprises ou refusées, l’écriture soulève l’ordinaire et brutale félonie de la parole, son impossible félicité (selon l’expression de J.L. Austin). Un acte de conjuration.

Est-il besoin de préciser que de ces deux femmes, nous ne saurons rien ; des passions qui les animent, guère plus ; des bêtes, un peu davantage, au moins par leur nom, leurs attributs ; c’est donc la parole qui est l’objet de ce livre, et les actes illocutoires comme l’indique la référence à Austin. Point n’est besoin toutefois d’être linguiste comme l’autrice pour apprécier poétiquement des énoncés comme celui-ci :

Principe de fleurement, selon voyelle, ou variations affixes : cours et courbe, et par phonèmes entiers. A, E, rien discret. Sous : désormais. Isole, et justement parla, mais par effet de sens.

En effet, l’énonciation de la fonction même du livre comme acte de conjuration permet d’y entendre comme une volonté d’éloigner de soi, par des formules « magiques » des influences maléfiques ; non seulement les phrases formées par emprunts à divers champs lexicaux plus ou moins spécialisés ou archaïques, et dont la syntaxe s’éloigne de la manière commune, peuvent se lire, si l’on veut, comme de telles formules, mais par là-même une part d’autobiographique peut faire retour, tout en restant opaque au lecteur.

C’est pourquoi il sera question ici d’une expérience personnelle de lecture plutôt que d’une élucidation proprement dite (Mesure. Mais ne comprend) ; souhaitant néanmoins donner envie d’y aller voir soi-même, car le trajet en vaut la peine.

Explorons encore un peu le paratexte : deux exergues donnent le ton, le premier dû à Caroline Sagot Duvauroux (Aa journal d’un poème), avec son mélange de sophistication et de dérision :

Clarification logique de la pensée

tsoin tsoin (…)

le second détournant un texte du 15e siècle, Chanson du gui de l’Agenais, chanson d’aguilhonèr, chantée par un groupe de jeunes gens au cours de visites dans les maisons du voisinage pour réclamer des étrennes, détournement opéré par l’introduction de ces vers :

Donnez-lui la guillonnée, Maseigneure, je vous prie, la guillonnée

Il faut donner, par les forêts, à qui l’enfuie.

On voit ici, d’une part, le passage au féminin d’un rite essentiellement masculin, et d’autre part l’allusion au prénom de l’autrice (« Guillonne »). Cette variation sur un thème préexistant marque l’investissement en nom propre de cette dernière dans la conjuration.

*

Muni de ce triple viatique, le lecteur peut entrer dans le livre. L’animalité est présente dès le premier poème, qui explicite le titre du recueil :

Oubliée,

un profil à deux cornes, pivote. Un quart, de tête et notamment. Souffle, et pour finir se couche. À flanc.

Mais dans le même mouvement, le thème de la parole humaine est introduit :

Suffit d’articuler. Ou par mugissement bien qu’elle.

Est ainsi dès l’abord posé le lien entre ce qui est de l’ordre de l’animalité et ce qui est proprement humain. C’est ainsi qu’un parallèle est établi, plus loin entre le langage et les pelotes de réjection, ces agglomérations de débris alimentaires indigestes que certains oiseaux (chouettes, hiboux…) rejettent périodiquement par le bec. De même, entre l’écriture et la rumination, l’écriture et la chasse à la glu…

Ce thème est amplifié par l’emploi alterné de termes empruntés au vocabulaire de la grammaire et à celui de la zoologie ou d’autres sciences, ou encore d’arts, comme l’architecture. Cela finit par produire une certaine fascination sur le lecteur, sensible à un humour qui jaillit de ces rapprochements apparemment incongrus :

Aucune : rien grammaire (…) Robe, après robe, fait l’ânesse, et ces montées d’adverbe.

Viens grammaire, sacre bon sang de nerf. Rabonde, ou d’absolu ravale, multiplie et révulse, ce litage.

(Le litage est la disposition en couches ou lits parallèles des roches sédimentaires. Rabonder signifie abonder de son côté).

Au fur et à mesure qu’on avance dans le livre, l’adverbe – et donc la détermination – gagne en importance, mais c’est pour être pris en mauvaise part, au bénéfice de l’onomatopée. En témoignent ces occurrences du mot :

Te faire l’adverbe (comme « te faire la peau »)

Va faire l’adverbe 

Toi GOLEM, et maintenant l’adverbe, rappelle, rappela. D’informe, va vers informula

Soit l’adverbe, soit l’onomatopée

Une fois accoutumé à ces emplois lexicaux, le lecteur est confronté à une double difficulté – ou défi personnel, éventuellement envisageable comme jeu : l’analyse logique de la phrase et la (re)construction d’un récit. S’agissant de la première, et au-delà de la prise en considération du caractère de « formule magique » dont on a parlé plus haut, le trait principal qui contribue, dans nombre de phrases, à l’étrangeté est l’absence de sujet, donc l’impossibilité d’attribuer l’action à une entité définie :

Afflue. Régurgite, en tant qu’inaltérables ; poil, os, coquilles, et le beau qui était ;

Ou :

Promet. Se comme pronominale, et par le flanc.

En un sens, la difficulté de recréer un récit, en s’appuyant sur les indices de la quatrième de couverture, découle largement de cette impossibilité. Mais ici, le lecteur dispose d’autres pistes, à savoir la mise en œuvre de certaines images (la régurgitation, la bête couchée sur le flanc) et leur répétition, de renvois d’un poème à l’autre formant autant de « rimes de sens », voire de « dialogues » en italiques et d’une note de bas de page, exceptionnellement explicite :

Morose, longtemps disait : délectation. Une relation soi-disante compliquée langue à plaie (masochiste, par dictionnaire)

La relation amoureuse (il s’agit des passions, virgule) s’envisage comme un démembrement par l’acte de parole :

Par un supplice, de locution, communément démembre. Exécute. Questionne.

et évolue vers la mort :

Cœur mort

Aux tissus comme niellée

De manière encore plus subtile, dans le texte reproduit intégralement ci-dessous, l’autrice donne une autre indication, capitale, pour aborder l’œuvre :

Par chevrons ou crochets, accole, si on peut dire : [Vibra vite et de fièvre, vibra loin trembla telle, si vite que voilà]

Temps, aspect

On pourrait donc en conclure que c’est de manière grammaticale que le récit se construit, puisque l’aspect représente le déroulement du procès dans le temps.

Cet aspect du moment, faut oser.

Par une sorte d’ironie, lorsqu’on a réussi à émettre ces hypothèses sur un texte dont la qualité littéraire saute aux yeux, Guillonne Balaguer, qui par une savoureuse fausse étymologie rapproche le calame (roseau utilisé pour écrire sur le papyrus) de la calamité, semble vouloir se déprendre de la langue :

Langue, ASSEZ

et laisser (CATACLOP CATACLOP CATACLOP) le dernier mot à l’onomatopée.

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