[Chronique] Comme on fait chez nous (à propos de deux recueils de Daniel Pozner), par François Crosnier

[Chronique] Comme on fait chez nous (à propos de deux recueils de Daniel Pozner), par François Crosnier

décembre 22, 2023
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[Chronique] Comme on fait chez nous (à propos de deux recueils de Daniel Pozner), par François Crosnier

Daniel Pozner, Cailloux !, Éditions Lanskine, mai 2023, 80 pages, 14 €, ISBN : 978-2-35963-075-6.

Daniel Pozner, Drigailles, Propos2éditions, collection « propos à demi », mai 2023, 127 pages, 15 €, ISBN : 979-10-96252-55-8.

Paraissent simultanément deux livres de Daniel Pozner, Cailloux ! et Drigailles. Le premier est une œuvre fortement cohérente, voire self-contained, le second est plus ouvert, donnant accès au travail de l’auteur sur une vingtaine d’années. L’ensemble est tout à fait passionnant et d’un très haut niveau d’exigence. Il faut saluer bien haut les deux maisons d’édition qui nous permettent d’accéder à de tels textes.

*

Drigailles, mot qui signifie « Fatras, menus objets » dans le parler de l’Anjou, s’ouvre sur une longue suite de citations qui placent le recueil sous le signe (beckettien) du disparate, de lamas, des chutes, des débris. Cette ouverture très soigneusement composée est d’ailleurs un poème en soi et presque un art poétique, grâce au montage de sources aussi diverses que Marcel Mauss, Arlette Farge, Le Droit maritime français (1930), Le Nouveau manuel complet des demoiselles (1837), Pozner (Vladimir) et jusqu’à Proust qui clôt la liste avec une citation d’une lettre à sa mère : Bonsoir et silence. Il est 1 heure 35 ! Elle introduit un recueil de textes écrits entre 1998 et 2019 et ici ordonnés selon cinq thèmes en forme d’interrogation (Où ? Quand ? L’instant ? En morceaux ? Fin ?). L’auteur précise que « ce livre contient allusions, citations et emprunts » à un certain nombre d’écrivains, d’Apollinaire à Villon.

Machine à continuer le temps, selon le titre d’un poème de la section Quand ?, le livre sert aussi à le remonter, que ce soit par l’intermédiaire d’une Vie de Samuel Beckett ou par les notations personnelles qui affleurent dans certains textes, notamment pour nous rappeler que l’auteur s’est consacré à la recherche scientifique, en particulier à l’ornithologie. Ainsi cet Adieu aux sternes :

Elles viendront plus

Rue Buffon

81th street

Cherche plus

Parti mon vieux

Ou ce fascinant Quelque chose est grand et petit placé sous l’égide du logicien Quine (je me permets d’ajouter, à titre personnel, que je suis ravi de trouver ce patronage inattendu dans un livre de poésie) :

Quelque chose est grand et petit

Dans un livre de logique

C’est un exemple

La nuit a été longue

Jamais dormi assez

Ces mots d’il y a

Dix vingt ou

Etc.

 

Cailloux ! est un livre d’un abord plus énigmatique, dont il convient d’expliciter la construction, fort savante. Cinquante-trois courts poèmes sont encadrés par deux grands massifs de 31 et 22 quatrains respectivement. L’incipit de chaque quatrain renvoie au poème de rang correspondant dans la partie centrale du livre. Tous les poèmes sont construits de la manière suivante : le premier et le dernier mot, identiques, sont un équivalent dans un état ancien de la langue de l’incipit du quatrain-source, incipit qui figure lui-même « en clair » dans le corps du poème.

Un exemple permettra de mieux comprendre ce qui vient d’être exposé. Le dix-septième quatrain (situé, donc, dans le grand massif introductif) commence ainsi :

Gaspillage, trop de, en tas, y’a, y’a-t-il, des betteraves, des sentiments

Le poème correspondant, soit le 17e dans l’ordre d’apparition, est le suivant :

Gaspail

Beau filer

Dure encore le voyage, refait, refait, refait

Déraille ? Idem

Au même endroit même gâchis

La bête bêtise n’avance pas

Gaspail

Ce Gaspail (mot issu de l’ancien bas vieux-francique *wispila, « balle de blé ») a le sens de « gaspillage » en ancien français. Il figure comme incipit et finale du poème, et « camoufle » le français moderne gâchis qui est repris dans le corps du texte.

Les quatrains, quant à eux, sont tous ponctués par le mot caillou à la finale et chacun d’entre eux comporte un message en anglais, du type de ceux qu’on peut lire dans l’espace public : POST NO BILLS, EMERGENCY EXIT …

Planque, tête, cachette, palpitant, tézigue, sous les coussins, USE OTHER SIDE,

Comme si tu craignais, cultivais, des champignons, des bacilles, des chimères d’achoppement, semi précieuses

Des mots anciens, gris, collectionnais, protégeais, passais en contrebande,

Et rien n’est plus banal, futile, duriuscule, affligeant, friable au crépuscule, et contondant, caillou

Ce passage en contrebande de mots anciens rend la lecture de Cailloux ! excitante, comme un jeu déterminé par les incipits, jeu incompréhensible tant que le lecteur n’a pas pris conscience de la règle qui fait fonctionner l’ensemble. Ces « échos d’ancien français » comme l’indique la quatrième de couverture, donnent également au texte son caractère particulièrement savoureux : Catilain, Muçaille, Tribucion, Muzel…

Quant aux quatrains, ils semblent placés sous le signe des associations d’idées ou de mots ; leur mode d’exposition, concaténation de termes ou d’expressions séparés par des virgules, induit un rythme haletant qui contraste avec celui des poèmes centraux. Ils font émerger des images issues tant d’une expérience personnelle

Vin de prunelles, comme on fait chez nous,

À Lautreville, à Quarré-les-Tombes, à L’Huis-Bonnequin, dans les haies, à la découverte,

Où ailleurs, le trou des Halles, la ceinture rouge,

Berlin, New York, Barcelone, WE DO IT ALL, caillou

que de réminiscences littéraires (Les merveilleux nuages, la ballade des menus propos, l’île d’Utopie, les commodités de la conversation…).

On ne sait pas, d’ailleurs, si le choix des incipits en ancien français a déterminé l’écriture des quatrains ou si c’est le contraire. J’inclinerais pour la première hypothèse, qui accentue l’aspect de texte à contrainte de Cailloux ! Même si le premier mot est « en désordre » (Locat), il n’est pas impossible de discerner, sinon un ordre du moins une constellation de termes qui renvoient à l’acte d’écriture, dans ses aspects les plus corporels :

Je suis un peu fatigué ce matin (..)

Animal de trait point encore dompté : je vous emmerde bien dès l’aube !

Mollo !

Grasse matinée !

Grève générale !

***

Quin

Ma tête mon singe

Mon singe ma perte

Ah ! La -velle, le cerv., la langue coulent

Ah ! Aïe ! Ouin !

Lape la flaque,

Quin

comme dans l’évocation d’une esthétique :

Silence – le bruit des phrases sur

Langue envasée oiseuse

Suce le suc ironique – de

Loin – silence –

***

Discours mousseux pas de carnage à la bouche

D’une grande force poétique

***

Récit forcément hypocrite

Mouche ta morve en chantant

***

Et lyrique et cynique

Quant à la thériaque qui conclut les poèmes, cet électuaire censé combattre les poisons et certaines douleurs, son élaboration composite (une soixantaine d’ingrédients végétaux, minéraux et animaux) n’est-elle pas une métaphore d’une poétique usant de tous les moyens

croûton, fiente, rognure d’ongle, vipère, griffe (…) caillou

afin de parvenir à cet ironique GREAT STYLE ?

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