[Chronique] Peter Geimer, Les Couleurs du passé, par Fabrice Thumerel

[Chronique] Peter Geimer, Les Couleurs du passé, par Fabrice Thumerel

janvier 25, 2024
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Peter Geimer, Les Couleurs du passé, par Fabrice Thumerel

Peter GEIMER, Les Couleurs du passé (2022 en Allemagne), traduction de Jean Torrent, éditions Macula, novembre 2023, 300 pages, 32 €, ISBN : 978-2-86589-150-4.

Les couleurs du passé : disparues, estompées, restaurées ? Authentiques ou ersätze ? (La colorisation est-elle trahison ou reviviscence ?). Je me souviens d’une discussion à Cerisy en 2012, dans laquelle Annie Ernaux confiait qu’elle ne se souvenait du passé qu’en noir et blanc… Et pourtant, dans les années 40 ou 50, personne ne vivait sa vie en noir et blanc ! C’est dire l’importance des représentations mentales du passé : « Avec le noir et blanc et la couleur, ce sont deux régimes de réception qui se font face : mise à distance et appropriation, témoignage et animation, authentification et empathie » (p. 191). En un temps où triomphent les nouvelles technologies, la réflexion va évidemment beaucoup plus loin, même si l’on peut regretter que l’auteur ignore la révolution des IA : avec l’application Hipstamatic, il est désormais possible de constituer de toutes pièces une image historique, les effets datés étant obtenus par une batterie de filtres… D’où cette mise au point de l’historien : « Jusqu’à présent, c’était le passage du temps qui était le garant de la trace historique […]. Dans l’image rétro, cette durée que mesure le temps écoulé est anticipée, elle n’est qu’un effet. Le temps de la trace est abrogé » (288). Et que dire d’un film comme The Secret Plot To Kill Hitler (2004), qui substitue aux archives manquantes un mélange d’images de synthèse élaborées par la technique CGI (Computer Generated Imagery) et des scènes de jeu traitées par ordinateur avec effets rétro ? Pour le chercheur, cette « élimination de la différence historique » (289) afin de faire vivre aux spectateurs du XXIe siècle l’attentat du 20 juillet 1944 et deux épisodes cruciaux concernant Churchill constitue une importante rupture épistémologique.

C’est dire que Peter Geimer préfère à l’immédiateté de l’image historique, à sa présentification, son actualisation, à savoir la situation d’un événement révolu dans un lieu qui existe toujours pour le lecteur/spectateur ; pour lui, il ne saurait y avoir d’histoire comme d’image historique sans la distance nécessaire. D’où cette définition : « la reconstruction historique s’entendra ici comme un travail sur les discontinuités, un enchevêtrement du visible et de l’invisible, de ce qui se laisse ramener dans le présent et de ce qui se retire en se dérobant à toute saisie » (14). Après avoir abordé la fonction d’authentification des peintures d’histoire (Ernest Meissonier comme parangon) et l’illusionnisme de la peinture panoramique (Jean-Charles Langlois, Édouard Castres), il analyse la fonction testimoniale de l’image photographique et de l’image cinématographique, s’autopersuadant que l’image numérique s’inscrit dans leur prolongement. Le moins que l’on puisse dire est que la réalité des pratiques virtuelles, augmentées et artificielles va à l’encontre de cette croyance.

Jean-Charles Langlois, La Bataille de Sébastopol, volet gauche du triptyque, 1855

 

Photo en arrière-plan : © Ernest Meissonier, Campagne de France, 1814

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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