Un spectre hante l’Europe : celui de l’extrême-droite. La puissance des forces populistes, nationalistes et « illibérales » aux élections européennes et aux législatives en cours en France a provoqué l’angoisse dans tout le spectre politique. En France, en particulier, la panique règne autour du Rassemblement national. Mais la peur et le dégoût, aussi compréhensibles soient-ils à l’égard de partis qui véhiculent un héritage de rhétorique haineuse, ne constituent pas des réponses politiques adéquates.
La plupart des partis politiques européens ont redoublé d’efforts pour mettre à l’écart les représentants élus à droite des partis conservateurs traditionnels. Dans les campagnes électorales, cela implique de présenter ces partis non seulement comme des adversaires politiques mais aussi comme des menaces pour la démocratie elle-même. Lorsque les résultats sont connus, le cordon sanitaire exclut toute collaboration parlementaire, et encore moins toute coalition gouvernementale, avec eux. Il est temps de reconnaître que cette approche peut parfois faire plus de mal que de bien. De toute évidence, elle n’a pas empêché la droite nationaliste européenne de gagner des voix au cours des dernières décennies.
Présenter un parti comme si étranger aux « normes politiques » d’une communauté qu’il ne peut jamais être autorisé à s’approcher du pouvoir peut avoir l’effet inverse. Cela renforce en effet le sentiment des électeurs que les « élites traditionnelles » les traitent avec mépris et négligence, ce qui est en partie ce qui attire les gens vers les mouvements protestataires. Trouver des moyens de les marginaliser peut également porter atteinte au respect des normes démocratiques. Si un parti est toujours empêché – quels que soient son succès, sa conduite, son évolution et son programme – d’influencer la politique, comment ses électeurs sont-ils censés considérer et penser que la démocratie tiendra dûment compte de leurs doléances ? Quel intérêt un tel parti a-t-il lui-même dans le respect de ces « normes » ?
Diaboliser les partis qui s’efforcent de se désintoxiquer – et ils sont nombreux – est risqué. Le RN a depuis un certain temps réprimé ses « éléments racistes » les plus extrémistes et s’est montré sous son meilleur jour lors de la législature sortante. Cela donne à Marine Le Pen une certaine crédibilité lorsqu’elle le présente comme l’acteur le plus responsable de la scène politique – même si ces derniers jours ont été signalés les comportements extrémistes de dizaines de candidats RN. Pour de nombreux électeurs apolitiques, les avertissements paniqués d’autres politiciens seront perçus comme « hystériques » et ne feront que les rendre plus disposés envers le RN.
Quelques pays ont abandonné le « cordon sanitaire ». Le cas des expériences norvégienne et finlandaise, qui ont permis à des populistes de droite de rejoindre des coalitions de centre-droit, sont instructives. La prise de conscience qu’un partage du pouvoir était possible et l’attention publique qui les a rivés sur eux une fois qu’ils l’ont obtenu, les ont incités à polir leurs angles les plus difficiles et à trouver des compromis pour faire appliquer certaines de leurs préférences. Le résultat assez curieux en Norvège a été une augmentation des infrastructures routières combinée à des taxes carbone élevées et en augmentation.
En Suède, un pacte de soutien parlementaire a brisé le cordon sanitaire qui s’était formé autour des Démocrates de Suède. Ce parti était et reste plus hostile que ses homologues nordiques, mais la perspective d’une influence réelle a motivé un changement de cap, passant de l’agression raciste à la responsabilité démocratique. (La Suède et la Finlande ont résisté à la tendance des avancées de l’extrême-droite lors des élections européennes.) Le parti de la dirigeante italienne G. Meloni s’est également montré plus « pragmatique » que prévu au pouvoir. Cela ne fonctionne pas toujours et pose des limites. Le Parti de la liberté autrichien ne semble pas avoir été adouci par un mandat au pouvoir entaché de scandales de corruption et d’influence russe sur les services secrets. Le Hongrois V. Orbán et le Polonais J. Kaczyński ont utilisé le pouvoir pour saper les institutions démocratiques. N’évoquons même pas le cas de Donald Trump.
Mais la vérité est que les partis d’extrême-droite européens sont très « hétérogènes ». C’est pourquoi ils ne jouent pas assez bien au Parlement européen. Leur manque de cohérence a permis au centre de les ignorer, mais aussi d’ignorer à tort la diversité politique qui est à l’origine de cette faiblesse. Il y a une différence entre mener des « politiques néfastes » et chercher à « subvertir » la démocratie.
Dans les pays nordiques, s’il a pu être bon pour la démocratie de récompenser les partis marginaux de droite en quête de respectabilité, il ne faut pas faire de même avec des partis clairement antidémocratiques comme « Alternative ». Dans ces pays, le cordon sanitaire reste une nécessité absolue.
Et le RN ? La tentative de « dédiabolisation » de Le Pen et le retour frénétique du parti sur ses promesses suggèrent qu’il a intérêt à réussir au sein du système plutôt qu’à le « détruire ». La plupart des élites françaises ne le croient pas, et ont raison. Le pire, le RN lui-même ne le sait-il pas ? Les Européens doivent se poser une question fondamentale : dans quelle mesure croient-ils au pouvoir « civilisateur » de leurs « institutions » ? Au vu de l’évolution des sondages, faire confiance aux « effets modérateurs » de la démocratie est peut-être notre meilleur espoir.
Sébastien Ecorce, Professeur de neurobiologie, Pitié-Salpêtrière,
Icm, co-responsable de la plateforme de financements, gribouilleur,
créateur graphique et sonore, pianiste
© En bandeau et arrière-plan, Tadashi Kawamata.