Paimpont, le 6 novembre 2024
Chère Katie Farris,
Il y a quelques mois, je ne vous connaissais pas, mais grâce à votre traductrice Sabine Huynh, qui publia quelques-uns de vos poèmes sur la toile, lacune fut comblée et je vous découvris ; puis l’éditeur m’envoya votre livre. Lequel, donc, évoque la période douloureuse, physiquement comme moralement, d’un cancer du sein diagnostiqué et à combattre. Maladie dont vous apprîtes la présence dans votre corps d’une façon brutale, avec psychologie médicale niveau 0 :
« Voici qu’on m’a tiré une balle
entre les yeux : six jours avant
mon trente-septième anniversaire,
un inconnu m’a dit au téléphone:
vous avez un cancer. Malheureusement.
Avant de raccrocher. »
La violence commençait là. Il fallait la digérer d’abord, l’altérer ensuite, puis la convertir en amour et en douceur par écrit.
Mais avant de poursuivre, commencer par quoi j’aurais dû commencer et dire ceci : qu’après avoir lu le premier poème, intitulé « Pourquoi écrire des poèmes d’amour dans un monde en flammes », j’ai refermé le livre, j’ai respiré, j’ai lu quelques vifs sonnets de Laurent Fourcaut, regardé dehors la chlorophylle disparaître des arbres, j’ai attendu un peu avant de le rouvrir, car ce poème vous met KO en 30 secondes. Comment poursuivre après un poème d’une aussi grande dimension ? Sa beauté percutante estomaque. Sa sincérité scie. Sa force d’amour remue. Ce poème presque mime le même coup que vous avez reçu en apprenant votre maladie, frappe au-delà en faisant écho à la fameuse question d’Hölderlin, tant commentée et à l’infini, « …Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » (« …pourquoi des poètes en temps d’indigence ? » (ou de détresse, selon les traducteurs), in « Pain et Vin », 1800) ; question à laquelle vous apportez une nouvelle tentative de réponse : « Pour m’entraîner à découvrir, en plein enfer,/ce qui n’est pas l’enfer. » Cette question philosophique, sinon existentielle, pendant la maladie, vous préoccupe, ajoutant dans un autre poème : « Pourquoi écrire des poèmes d’amour/à une époque de/violence étatique ? » (allusion peut-être, dans ce poème mordant, « Invention de l’Amérique », à un certain ex-et-futur-président des États-Unis, ne manquant pas plusieurs fois d’établir quelque parallèle entre le cancer pathologique et le cancer étatique). Je crois que chaque poète, du fin fond de son néant (assavoir : de l’indifférence que suscite magistralement et hypocritement la poésie en ces jours d’huy), que chaque poète tente de répondre à cette question du wozu hölderlinien ; et je ne suis pas loin de penser que le grand échec de la poésie tiendrait à cette réponse pourtant évidente : pour néant (rien) ; même si cette vanité que n’ignorent pas les poètes fait la beauté du geste. À la violence, vous opposez l’amour, et ça court tout le livre :
« Pourquoi écrire des poèmes d’amour dans un monde en flammes ?
Pour m’entraîner, en plein milieu d’un monde en flammes,
à offrir des poèmes d’amour à un monde en flammes. »
N’hésitant pas à user des mots dont se détourne la tribu des poètes imbus de vérité sur les mots intrinsèques et impropres à la poésie (de quelque côté de la prétendue vérité on se place, aussi bien dans l’IRM qu’à cheval sur l’âme), n’hésitant pas à utiliser les mots du cancer, médicaux (IRM, carcinome, globules, cathéter sous-cutané, chimio, mastectomie, oncologue, masses spiculées, scintigraphie, Lupron, etc.) pour les intégrer dans la narration lyrique d’une poète subissant la crue réalité d’un cancer mais refusant d’être six pieds sous ladite réalité en la mêlant à sa fantaisie, vous opposez face à l’inéluctable la fragilité frontale, fraîche et friponne d’une vivante, et allez jusqu’à malicieusement poser, tel un urinoir posé là au milieu d’un champ poétique, poser avec force humour des données médicales dans le poème :
« La pièce B, parvenue fraîche puis placée dans du formol,
consiste en une mastectomie simple orientée de 392 g, 18 x 15,5 x 3 cm.
Chère Doctoresse — vous m’avez mâché le travail avec votre premier vers
ses rimes obliques et ses allitérations régulières en P et en F. »
Il y a dans ce livre le paradoxe d’une érotique du cancer, « Toute chose est érotique », lancez-vous dans un poème. Ni colère ou autre débordement d’émotion lyrique ne sont vocalisés, même si affleure quelquefois quelque tristesse, en revanche, les mots tentent maintes fois d’érotiser un corps souffrant, s’abîmant et subissant les assauts médicaux, de lui rendre son pouvoir séducteur et amoureux (« Ce qui n’est pas l’enfer c’est chuchoter J’aime mon corps/quand il est avec ton corps). Souvent la métaphore est érotique, pose le voile laissant deviner le corps sensuel dans le texte. Votre corps s’incarne dans votre langage pour lui redonner son identité sensuelle d’avant la maladie. Vous débloquez le moi sexuel et attestez que le désir ne s’éteint pas avec le cancer :
« J’aimerais baiser s’il te plaît.
Je ne suis pas très difficile —
(après tout, tu m’as vue ?
si maigre que tu pourrais
te servir de moi pour te raser)
Philosexuelle, douce et
Tendre, une vraie
Baise, franche, rimée
ou métrique — peu importe
Je prendrai ce que tu as.
Tant que nous sommes nus. »
Ce lisant, on remarque l’intrication du langage et du corps.
En fait, au cœur de la laideur du cancer et du jargon médical, du morbide, vous creusez dans votre corps pour y chercher la beauté, la seule peut-être capable de résister à la maladie, et par-delà, à l’inéluctable ; et parce que peut-être la lumière de vie est tout au fond du corps, vous prévenez les cellules cancéreuses : « cette malade du cancer a de l’ambition » (celle de sur-vivre). Vous descendez dans les enfers du corps et y défiez la mort, et en revenez. Si la maladie est cette boue que vous charriez, vos poèmes, parfois mystérieux, la transmuent en or : « Mon crâne chauve ? Une haute coupole ensoleillée ». Vous aspirez la vie parce que vous regardez le soleil et la mort en face, « j’aurai besoin d’une corde/pour me descendre dans la terre » (poème « Au cas où je mourrais »). J’irai jusqu’à dire que ces poèmes relatant votre combat contre la mort sont marqués par la joie. Ce qui est incroyable ; et beau. Si vos poèmes n’en ont pas la forme et la brièveté formelle, néanmoins, ils ont la force percutante de haïkus qui seraient des concentrés de métaphores. Car vous usez de la métaphore qui, non pas embellit la réalité, telle n’est pas votre intention, mais fait pousser un lilas au milieu des cendres.
Maintenant que votre livre est lu, ce n’est pas la porte d’un tombeau qu’on a refermée, pas un tombeau de l’âme (c’est un principe que vous refusez), « Une tombe est/une porte/nous l’ouvrons », et même si on met toute son âme dans un livre, on ne l’y enferme pas pour autant, car les mots se glissent dans les yeux du lecteur, puis parviennent au cerveau, lequel va irriguer le corps qui se sentira irrigué de vie.
Katie Farris, Debout dans la forêt du vivant/Standing in the Forest or Being Alive, bilingue, trad. Sabine Huyhn, éd. Black Herald Press, mai 2024, 94 pages, 14 €, ISBN : 978-2-919582-37-2.