[Chronique] Sébastien Ecorce, La rupture d’une certaine notion de l’ÉTAT par Trump

[Chronique] Sébastien Ecorce, La rupture d’une certaine notion de l’ÉTAT par Trump

novembre 30, 2024
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[Chronique] Sébastien Ecorce, La rupture d’une certaine notion de l’ÉTAT par Trump

Chacune des nominations proposées par Trump est une surprise. Il est réconfortant de penser qu’il n’est qu’un vieil homme vindicatif, qui s’en prend à tout le monde de cette façon. C’est peu probable. Lui, Musk et Poutine discutent depuis des années. Et l’idée de sa campagne était que cette fois-ci, il avait un « plan ».

Il faut se méfier du « choc », qui excuse par trop souvent l’inaction. Qui aurait pu savoir ? Qu’auriez-vous pu faire ? S’il y a un « plan », le « choc » en fait partie intégrante. Il faut passer outre la surprise et la commotion pour voir le dessein et le risque. Le temps a ses limites. L’indignation n’est pas non plus des plus porteuses. Bien sûr, l’indignation est là. Mais nos propres réactions peuvent nous détourner de la tendance générale, cette distance critique.

Les médias réagissent à la surprise et au choc en examinant chaque nomination proposée individuellement. Et nous en avons besoin. Les « détails » apportent un pouvoir et une influence. Mais il faut aussi que la clarté soit apportée, et rapidement. Chaque nomination fait partie d’un tableau plus ample. Pris ensemble, on voit fort bien que les candidats de Trump constituent une tentative de ruiner le gouvernement américain.

© E. Rodriguez

Dans le contexte historique, nous pouvons le constater. Il y a une histoire de « l’État démocratique » moderne. Il y a aussi une histoire de changement de régime planifié et de « destruction » délibérée de l’État. Dans les deux histoires, les cinq domaines clés sont la santé, le droit, l’administration, la défense et le renseignement. Ces personnes, qui ont le pouvoir sur ces domaines de la vie, peuvent rendre l’Amérique impossible à maintenir.

Le fondement d’un État démocratique moderne est une population en bonne santé dont la longévité moyenne est assurée. Au XXe siècle, la population américaine a vécu plus longtemps grâce à l’hygiène et aux vaccins, mis au point par les scientifiques et les médecins, puis institutionnalisés par les gouvernements. Nous nous traitons mieux les uns les autres lorsque nous savons que nous avons une vie plus longue à escompter. La « santé » n’est pas seulement le bien humain central ; elle permet les interactions pacifiques que nous associons à l’État de droit et à la démocratie. Robert F. Kennedy, Jr., le futur secrétaire du Département de la Santé et des Services sociaux, détruirait tout cela. Sous sa direction, si ses idées étaient mises en pratique, nombre des plus fragiles, des plus exposés, mourraient.

Un État démocratique moderne repose sur l’État de droit. Avant toute chose, tout citoyen doit adhérer au principe selon lequel il est régi par la loi et que les institutions sont fondées sur la loi. Cela permet un gouvernement « fonctionnel » d’un type spécifique, dans lequel les dirigeants peuvent être régulièrement remplacés par des élections. Cela nous permet de vivre en tant qu’individus libres, dans le cadre d’un ensemble de règles que nous pouvons modifier ensemble. L’État de droit dépend d’acteurs qui croient en « l’esprit de la loi ». Matt Gaetz, le futur procureur général, est tout le contraire d’une telle personne. Ce n’est pas seulement qu’il bafoue lui-même la loi, de manière assez spectaculaire et outrancière. C’est qu’il incarne l’anarchie et qu’on peut compter sur lui pour abuser de la loi pour persécuter les adversaires politiques de Trump. La fin de l’État de droit est un élément essentiel qui ressort d’un « changement » de régime.

© Duchamp

Les États-Unis d’Amérique existent non seulement parce que des lois sont votées, mais aussi parce qu’il peut en être attendu que ces lois soient appliquées par des fonctionnaires. Nous pouvons certes trouver la bureaucratie agaçante, mais son absence est « mortelle ». Personne ne peut éliminer la pollution de l’air lui-même, ni construire les autoroutes lui-même, ni recouvrir les prestations de sécurité sociale lui-même. Sans « fonction publique », la loi n’est qu’un simple document papier assez inefficient, et tout ce qui subsistera sera de l’ordre de ce lien personnel avec le gouvernement, que les oligarques « capteront », et que la majorité d’entre les citoyens n’aura pas. C’est « l’impuissance artificielle » promise par Elon Musk et V. Ramaswamy, qui doivent diriger un « trou noir » portant le nom d’une « cryptomonnaie ». Il existe déjà des instruments de surveillance au sein du gouvernement. « DOGE » est quelque chose de radicalement différent : une « agence de destruction », dirigée par des acteurs qui considèrent que le gouvernement devrait exister essentiellement pour les riches.

Dans un État démocratique moderne, les forces armées sont censées préserver une population en bonne santé et assurer une certaine protection contre les menaces extérieures. Ce principe a été largement utilisé aux États-Unis. Mais jamais, avant Donald Trump, n’a existé un président qui ait présenté l’objectif des forces armées comme étant « l’oppression » contre des Américains. Trump n’a cessé d’asséner que la Russie et la Chine sont moins une menace que des « ennemis intérieurs ». Dans la tradition américaine, est-il à rappeler que les membres des forces armées prêtent serment à la Constitution. Trump a indiqué que son « exécutif » préférerait les « généraux d’Hitler », ce qui signifie un serment personnel porté à lui-même. Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense proposé par Trump, défend les criminels de guerre et arbore des tatouages ​​associés au nationalisme blanc et au nationalisme chrétien. C’est un collecteur de fonds et une personnalité médiatique, avec un « passé sexuel » compliqué et surtout aucune expérience de la gestion d’une organisation.

Dans un monde où règnent des puissances hostiles, un service de renseignement est indispensable. Les renseignements peuvent être utilisés à mauvais escient, et c’est déjà le lot quotidien de bien des démocraties. Mais il est à tenir compte des menaces militaires : pensez à l’annonce à juste titre portée par l’administration Biden que la Russie était sur le point d’envahir l’Ukraine. Il faut aussi contrer les tentatives constantes des agences de renseignement étrangères de nuire à la société américaine, et plus généralement aux sociétés démocratiques. Cela passe souvent par la désinformation. Tulsi Gabbard, pour autant qu’on la connaisse, est connue pour propager la désinformation syrienne et russe. Elle n’a aucune expérience pertinente. Si elle devenait directrice du renseignement national, comme le propose Trump, les Etats-Unis perdraient la confiance de ses alliés et perdrait le contact avec une grande partie de ce qui se passe dans le monde – pour commencer.

© E. Rodriguez

Imaginez que vous êtes un dirigeant étranger qui souhaite détruire les États-Unis. Comment pourriez-vous y parvenir ? Le moyen le plus simple serait de faire en sorte que les Américains fassent le travail eux-mêmes, de les inciter d’une manière ou d’une autre à détruire leur propre santé, leur propre droit, leur propre administration, leur propre défense et leurs propres services de renseignements. De ce point de vue, les nominations proposées par Trump – Kennedy Jr., Gaetz, Musk, Ramaswamy, Hegseth, Gabbard – sont des « instruments parfaits ». Ils combinent et synthétisent le narcissisme, l’incompétence, la corruption, l’incontinence sexuelle, la vulnérabilité personnelle, les convictions dangereuses et l’influence étrangère comme aucun groupe avant eux ne l’a fait. Ces nominations proposées ainsi ressemblent à une véritable césure, une « frappe de décapitation » : détruire le gouvernement américain depuis le sommet, laisser le corps politique pourrir et laisser le reste d’une majorité de la population souffrir.

Il ne s’agit pas de défendre le statut quo. Je n’ai aucun doute sur le fait que le ministère de la Défense et la « Food and Drug Administration » doivent être réformés. Mais une telle réforme, qu’elle concerne ces agences ou d’autres, devrait être menée par des acteurs ayant des connaissances et de l’expérience, qui se soucient de l’état et qui ont une vision stratégique d’ensemble. Ce n’est tout simplement pas ce qui est à l’œuvre ici.

C’est une erreur de penser que ces acteurs sont imparfaits. Ce n’est pas qu’ils feront du mauvais travail à leur poste. C’est qu’ils feront du bon travail en détournant, utilisant ces postes pour détruire un « espace politique », même avec nombre de ces faiblesses.

© Joep Bertrams

Quelle que soit la manière dont ces nominations ont été organisées et par qui, l’intention de ces nominations est claire : créer « l’horreur » américaine. Les élus doivent voir les choses comme elles sont. Les sénateurs, quel que soit leur parti, doivent comprendre que le Sénat américain ne survivra pas aux États-Unis, insister pour voter et voter en conséquence. La Cour suprême des États-Unis sera probablement appelée à se prononcer. Bien qu’il n’en ressorte qu’un mince espoir, il faut quand même oser penser dans la continuité institutionnelle que ses juges comprennent que la Constitution n’a pas été écrite pour couvrir la destruction de l’État. Le risque encouru aussi non marginal que la Cour suprême ne survivra pas non plus aux États-Unis.

Et les citoyens, quelle que soit leur façon de voter, doivent maintenant revoir leur position. Ils ne sont plus placés dans une période « post-électorale », mais dans une période « pré-catastrophique ». Les électeurs de Trump sont prisonniers de l’idée que Trump doit faire ce qu’il faut si les électeurs de Harris sont mécontents. Mais les électeurs de Harris sont mécontents maintenant parce qu’ils aiment leur pays. Et les électeurs de Harris devront dépasser l’idée que les électeurs de Trump doivent récolter ce qu’ils ont semé. Oui, certains d’entre eux ont voté pour tout brûler. Certes. Mais si tout brûle, l’ensemble brûle, aussi. Il n’est pas facile d’avoir les idées claires en une telle crispation, une telle bipolarisation, mais il demeure évident que certains républicains devraient pouvoir être écoutés.

Au sein du Congrès comme à l’extérieur, il faudra faire preuve de défiance, accompagnée d’un discours sur le projet d’une Amérique plus à l’écoute. Et, au moins à certains moments, il faudra aussi nouer des alliances entre Américains qui, bien que divergents sur d’autres points, aimeraient voir leur « espace politique » perdurer.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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