[Chronique] Sébastien Ecorce, Sur la rationalité des jugements d'insertion de la pensée

[Chronique] Sébastien Ecorce, Sur la rationalité des jugements d’insertion de la pensée

février 18, 2025
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[Chronique] Sébastien Ecorce, Sur la rationalité des jugements d’insertion de la pensée

On considère souvent que « l’expérience délirante » n’est pas particulièrement révélatrice de la « rationalité » d’un sujet. Tentons une approche quelque peu différente : et s’il nous fallait considérer que « l’expérience délirante » éclairait les fondements rationnels associés à nos jugements et à nos concepts ? Je me concentre ici sur l’expérience de l’insertion de la pensée et sur le concept de la première personne. © Louis Soutter

Considérons ce que j’appelle l’« hypothèse de rationalité » : cette hypothèse soutient que lorsque les sujets atteints de schizophrénie signalent une insertion de pensée, ils peuvent exprimer des jugements tout à fait rationnels sur la propriété de leurs pensées. Ces sujets disent avoir l’impression que les pensées qu’ils peuvent « introspecter » ne sont pas les leurs. Cela semble déconcertant et peut conduire à se demander si les sujets qui vivent de telles expériences peuvent réellement comprendre ou expliquer de manière intelligible leurs propres rapports et jugements.

En revanche, l’hypothèse de la rationalité considère que les rapports ne sont pas seulement compréhensibles – comme Campbell et d’autres l’ont suggéré dans certains travaux – mais qu’ils reflètent également la structure de base des motifs rationnels de l’individu pour « l’auto-description » de sa pensée. Cette approche met en évidence un sens plus profond dans lequel les sujets qui vivent l’expérience peuvent être considérés comme rationnels. Ce faisant, elle ne donne pas seulement un sens à la capacité des patients à penser rationnellement – au-delà de leur état mental – mais offre également des aperçus clés sur la nature de l’insertion de la pensée et de la première personne.

L’hypothèse de la rationalité permet de dégager deux idées en particulier. Tout d’abord, sous cet angle, les rapports d’insertion de pensée peuvent être considérés comme la preuve que nos jugements sur la possession d’une pensée, c’est-à-dire sur le fait que cette pensée est vraiment la nôtre, dépendent davantage de notre « conscience agentive » que de notre « conscience introspective » de cette pensée. En d’autres termes, les rapports d’insertion de pensée montrent que, pour déterminer rationnellement si une pensée nous appartient, nous nous basons avant tout sur le fait que nous avons l’expérience d’avoir causé ou contrôlé cette pensée (conscience agentive) plutôt que sur le simple fait que nous en sommes conscients de manière introspective (conscience introspective). Il est intéressant de noter que cette première constatation s’aligne sur les théories dominantes concernant le fonctionnement de l’insertion de la pensée, tant au niveau personnel que mécanique.

La deuxième idée clé fournie par l’hypothèse de rationalité concerne l’utilisation du pronom de la première personne et le concept de la première personne qui lui est associé. Supposons que, conformément à l’hypothèse, il soit tout à fait rationnel, dans certaines circonstances, de juger qu’une pensée accessible par introspection n’est pas la nôtre. Il semble tout simplement qu’il existe différents types de prise de conscience – voies ou perspectives – que je peux exploiter lorsque je considère les utilisations pertinentes de la première personne

L’hypothèse est que, lorsque l’on considère nos pensées, une perspective à part entière à la première personne n’est disponible que lorsque la conscience de « l’agence » est également présente. C’est donc ce type de conscience qui semble le plus fondamentalement impliqué dans la fixation du référent du concept de première personne. Pour dire les choses crûment, et en suivant une illustre tradition cartésienne, lorsque nous nous désignons nous-mêmes par « je » dans « l’autodescription » de nos pensées, nous nous considérons comme étant fondamentalement les « agents » et non les « introspecteurs » de nos pensées.

Ces idées ont des motivations à la fois « éthiques » et « théoriques ». D’un point de vue éthique, l’hypothèse de rationalité respecte les capacités cognitives des individus qui font l’expérience de l’insertion de pensées, en considérant leurs expériences comme des sources authentiques et précieuses pour comprendre l’esprit et la rationalité. D’un point de vue théorique, elle met en évidence la complexité de la « conscience de soi » d’une manière qui s’aligne sur les rapports et les comptes rendus disponibles, remettant en question l’idée traditionnelle selon laquelle la « conscience introspective » est la base rationnelle essentielle pour établir la propriété des pensées d’une personne.

Sébastien ECORCE, Professeur de neurobiologie (Pitié-Salpétrière, ICM),
co-responsable de la plateforme Neurocytolab et de la plateforme de financements de projets,
auteur, créateur graphique, pianiste.

En arrière-plan : © Louis Soutter

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