Toujours maîtresse dans l’art du suspense, la prestigieuse Académie suédoise a rendu son verdict : Annie ERNAUX a reçu ce midi le prix Nobel de littérature 2022 « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle dévoile les fondements, les curiosités et les dimensions collectives de la mémoire personnelle ».
C’est le moment de se plonger dans un volume qui en est à son cinquième tirage depuis mai dernier : Annie Ernaux, cahier sous la direction de Pierre-Louis Fort, éditions de l’Herne, mai 2022, 320 pages, 33 €.
Voici une somme qui, conformément à la ligne éditoriale de ces cahiers réputés, offre énormément de photos et documents divers : c’est dire la présence marquante d’une écrivaine « étudiée sur les cinq continents ». Pierre-Louis Fort, qui a orchestré de main de maître ce volume destiné à faire date, poursuit ainsi : « Elle fait partie de celles et ceux dont les livres surprennent à chaque parution, de ces auteurs qui affrontent le vertige du monde pour mieux l’interroger, de ces écrivains dont la force d’évocation aimante puissamment l’horizon contemporain » (p. 11). [On trouvera le sommaire ici : sur le site de l’éditeur, à gauche feuilleter les premières pages, avec le sommaire]
Fabrice Thumerel, « L’Autre (mémoire) : histoires de fille(s)… »
(introduction de l’article)
Chaque autosociobiographie d’Annie Ernaux rayonne à partir d’une réalité/vérité fulgurante que fait remonter à la surface l’autre mémoire, celle enfouie parce que honteuse (de La Place à L’Événement : honte d’être autrement que les autres et honte d’être passée de l’autre côté, honte sociale et honte d’avoir honte), inavouable parce qu’obscène (souvenir d’un corps devenu autre).
Depuis Passion simple, l’œuvre d’Annie Ernaux explore la dépossession de soi, c’est-à-dire les diverses formes de relations pathologiques à l’Autre : que l’on songe à l’adaptation au cinéma, en 2008, de L’Occupation, qui a précisément pour titre L’Autre, film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic, avec Dominique Blanc. De Passion simple ressort cette apocalypse (au sens étymologique de « révélation ») qu’aimer passionnément, c’est être habité, hanté par l’Autre, c’est franchir la limite jusqu’à se perdre – jusqu’à l’abjection : « […] grâce à lui, je me suis approchée de la limite qui me sépare de l’autre, au point d’imaginer parfois la franchir. »[1] L’Occupation présente la jalousie comme « évidement de soi »[2], occupation de soi par l’Autre.
On s’attardera ici sur les deux derniers récits, des histoires de fille(s) en apparence bien différentes. Dans L’Autre Fille (2011), tout commence un dimanche estival de 1950 : à dix ans, la petite Annie Duchesne apprend comme par effraction qu’elle est ce que la psychanalyse nomme une enfant de remplacement, c’est-à-dire, dans le patois normand, une ravisée – « nom qu’on donne à une espèce particulière d’enfants nés d’un vieux désir, d’un changement d’avis de parents qui n’en voulaient pas ou plus.[3] » La révélation est vécue comme un tremblement de terre : « J’avais vécu dans l’illusion. Je n’étais pas unique. Il y en avait une autre surgie du néant. Tout l’amour que je croyais recevoir était donc faux.[4] » Le sentiment d’élection laisse place à la déréliction : l’enfant unique devient l’autre fille de ses parents et la sœur défunte un fantôme qui la hante. Cinq ans plus tard, Mémoire de fille procède à la remémoration de l’autre fille que la narratrice a été et contre laquelle elle s’est construite, celle qui lui est devenue étrangère, cette adolescente de 18 ans qui a vécu sous l’emprise masculine, expérience individuelle qui s’inscrit dans une histoire collective des femmes.
L’intérêt majeur de ces histoires de fille(s) que fait rejaillir l’Autre mémoire, c’est qu’elles mettent en évidence une écriture de l’entre-deux dynamique[5] pour nous plonger au cœur même du projet ernanien : être ou ne pas être (ne pas naître), être soi et/ou autre.
[1] Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Gallimard, 1992, p. 76.
[2] Id., L’Occupation [O], ibid., 2002, p. 50.
[3] Id., La Femme gelée, Paris, Gallimard, 1981 ; rééd. « Folio », 1987, p. 13.
[4] Id., L’Autre Fille [AF], Paris, Nil éditions, 2011, p. 22.
[5] Cf. Fabrice Thumerel dir., Annie Ernaux : une œuvre de l’entre-deux, Artois Presses Université, 2004.