Yves Charnet, Chutes, Tarabuste éditeur, automne 2020, 296 pages, 18 €, ISBN : 978-2-84587-512-8.
Au moment où les dés sont jetés (MADAME THÉRÈSE n’est plus) et qu’en cette fin d’après-midi même on peut retrouver au Marché de la poésie l’auteur de Proses du fils, le travail de lecture-écriture ayant terminé sa phase de décantation, le temps est venu – en musique (Morricone, Régiani, Lama, Nougaro, etc.) ! – de jeter l’ancre dans un « Charnet de bord » (p. 190), une « narration de déséquilibres » (20) structurée en deux parties (« La Rhapsodie des circonstances » et « Journal public d’un homme seul ») et des dizaines de sous-titres, dans cette bouteille à la Mère qu’a jetée « un sculpteur de miettes » (222) – dans un labyrinthe dont le fil d’Ariane peut se résumer ainsi : « De ma mère, de la bâtardise, de l’écriture » (255).
« Ceci n’est pas un livre. À peine le testament d’un vieux
peigneur de comètes. Tu publieras ces carnets
d’un poète contumace. Carnaval & tragédie. À peine te seras tu fait
un prénom. Pauvre Yves & bon vivant. Tu n’avais rien d’autre
à raconter. Que les roulis de ton âme mal arrimée. Tu auras
écris en toutes lettres ton désarroi. Dans ce journal public
d’un homme seul. Que restera-t-il à la fin de tes récits décousus ?
Des chutes, juste des chutes » (p. 281).
« Donner un titre aux moments de sa vie, comme on le fait à l’école
pour des passages littéraires, est peut-être un moyen de la maîtriser ? »
(Annie Ernaux, L’Occupation, Gallimard, 2002, p. 68).
Un homme de passage
« Vous ne trouverez, dans ces carnets, que l’épopée
de personne. – Dépression, démerde, dépense » (p. 235).
Les nombreux titres qu’Yves Charnet donne à un Journal qu’il a écrit essentiellement quand ça se DÉBERDAULAIT (cf. 149), et donc en basse tension – pour reprendre une formule du Sartre des Carnets de la drôle de guerre –, sont des plus révélateurs : d’une part, ils offrent des angles d’approche divers à une entreprise singulière ; d’autre part, ils situent l’écrivain dans un horizon littéraire.
Tout d’abord, rattacher à l’autofiction ces « Mémoires d’un type à la déryves » (188), c’est rappeler ses liens avec Serge Doubrovsky, dont l’avant-dernière somme convient parfaitement à l’itinéraire d’Yves Charnet (Un homme de passage, 2011) : ce sont là deux hommes pas sages passagers clandestins de leur vie, qui affectionnent les calembours, les mots-valises (ah, ces « ruminations mélankolériques » ! – p. 34), l’usage des capitales et le style syncopé. Celui qui pratique le « déconte à rebours » (15) dans ses « chutes », c’est-à-dire « des brouillons d’un livre à venir » (262), rejoint par ailleurs la somatographie de l’auteur des Papiers collés, Georges Perros : agencer ces « chutes » en lieu et place du recours à la technique des « papiers collés »…
Sans être exhaustif, d’autres titres confirment l’écriture en mode mineur : « CARNETS D’UN POÈTE FATIGUÉ » (83), « journal d’un quinquagénaire au bout du rouleau » (176), « carnets d’un mec à la lisière » (244)… Si l’on considère que ce journal par miettes d’un homme en miettes est « une façon de tirer sur les mailles du quotidien » (56) pour constituer un « Journal décousu main » (56), on prend conscience qu’il vise « l’héroïne taboue » de tous ses livres (11), celle qui, en excellente femme pratique, a tricoté sa vie point par point. C’est ici que prend sens la formule qui adresse un clin d’œil au groupe TXT : « généalogie imagimère » (9)…
Personne et ses Doubles…
« Je n’habite pas dans mon nom . Mon nom bâtard.
Je n’ai pas de moi bien fixe. Que des doubles de passage » (p. 254).
Celui qui, enfant, a été investi d’une mission périlleuse : « sauver de la honte le nom de [sa] mère » (256), s’est très tôt rendu à l’évidence : « Très vite il a fallu que je sois plusieurs. Pour boucher les trous de l’angoisse maternelle » (93). Enfant à qui fait défaut un père absent avant même de se suicider, le petit Yves s’avère incapable d’investir le Nom du Père, d’habiter son nom en propre ; aussi, afin d’échapper à la « Reine-Mère » (10), via ses « parrains » de cinéma, il choisit un premier pseudonyme, Roger CARNET (1962-2016) : Roger, du prénom de Delon (Roger Sartet), et CARNET pour cligner du côté du célèbre cinéaste Marcel Carné. Le double rejet de son éditeur comme de sa mère déclinante a pour corollaire le passage à un autre pseudonyme : « J’étais devenu L’EX de ma propre vie. MONSIEUR LEX (en personne) » (53). Celui qui passe d’un masque à un autre devient « Lexibionniste » (252) qui, dans ses Chutes, laisse libre cours à son « lyrisme de chien perdu » (17).
« La chute de la maison Charnet » (280)
« C’est un sale marécage. L’origine » (98).
Aux chutes de Mademoiselle Thérèse Charnet correspond la Chute du Fils dans son abîme intérieur. D’où un autodénigrement excessif tout au long de ce qui n’est autre qu’une autotératobiographie : « Montgolfière en perdition » (11), « GROS SAC » (36), il ne supporte plus l' »animalisation grotesque du corps » (92)… Cette phase que connaissent les mélancoliques, les psychanalystes la nomment narcissisme négatif, lequel constitue un rempart contre le morcellement, une fragile défense contre une pulsion de mort qui est l’inscription primaire de la perte. Perte d’une Chose innommable avec laquelle le sujet dépressif entretient une relation ambiguë. Chose rejetée puisqu’étant l’Autre haïe. Mais, dans le même temps, parce que rivé à la Chose par un désir absolu, le moi ne peut que s’expulser à son tour. L’abject, tel que l’analyse Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abject (Seuil, 1980), est précisément cette chute de la Chose et du moi, tous deux déchets.
Cette phase de tristitia se double d’une autre, l’extremitas : acharné, le narrateur pourfend alors « l’Imposteur en Marche », « le « Peter Pan de la mondialisation heureuse » (156)… Ses « Nausées du présent » alimentent son combat de plume contre un temps présent innommable. Celui qui s’est fait chevalier servant pour venger sa mère et réaliser son « rêve de petite fille déclassée » (14) se métamorphose en St Georges terrassant le « MONSTRE » maternel. L’arme la plus efficace contre son « MAL DE MÈRE » (104) – la Nausée, donc (ce qui est d’autant plus significatif qu’il y a du Poulou chez le petit Yves !) – n’est autre qu’une écriture perçue comme tauromachie (clin d’œil à Leiris, cette fois). L’écrivain matador et matamore perpètre alors un « meurtre dans un encrier » (105).