[Chronique] Ce que les femmes font à la poésie (2) : à propos de Liliane Giraudon, Polyphonie Penthésilée, par Fabrice Thumerel

[Chronique] Ce que les femmes font à la poésie (2) : à propos de Liliane Giraudon, Polyphonie Penthésilée, par Fabrice Thumerel

février 15, 2022
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[Chronique] Ce que les femmes font à la poésie (2) : à propos de Liliane Giraudon, Polyphonie Penthésilée, par Fabrice Thumerel

Liliane GIRAUDON, Polyphonie Penthésilée, P.O.L, décembre 2021, 144 pages, 18 €, ISBN : 978-2-8180-5339-3.

Suite à l’entretien avec Liliane Giraudon qui a entamé le work in progress dont le titre même est emprunté à la troisième partie de Polyphonie Penthésilée, examinons de plus près ce journal en forme de long poème plus discursif que narratif qui, comme une tragédie, comprend cinq actes.

 

Ce que la poésie fait aux femmes

« une femme encombrante en vaut deux » (p. 66).

Notons d’emblée qu’en se démarquant de la poésie du cri (« crier le poème ne le rend pas plus expressif » – p. 110) et en insistant sur le « siècle de désastre » qui a succédé à la « crise du vers » (119), l’auteure poursuit son travail de positionnement par rapport à l’espace poétique qu’elle avait déjà entrepris dans son précédent recueil :

 

« service sauvage de la littérature

qui ose encore y croire

à part trois imbéciles

l’édition

un travail pour agents immobiliers

les poètes
enquêteurs sociaux
rêvant d’étreinte
avec le grand capital (et + si affinités) » (Le Travail de la viande, P.O.L, 2019, p. 84).

 

Mais c’est surtout le clivage « Homme / Femme » qui structure le sous-champ poétique. D’un côté, la poésie-à-majuscules, les Grandes-Idées avant-gardistes (la « haine de la poésie », la « poésie inadmissible »), la Postérité, les « grands espaces sombres du capital / sillonnés par les petites prophètes de la langue poétique / hors sol » (104). De l’autre, le conte de fées – ce « déchet » (29) ! –, le journal intime (Anaïs / Ah naïve !), le genre épistolaire, le récit sentimental, la romance (sous-titre de Polyphonie Penthésilée)… Au « contrôle des corps » s’ajoute ainsi celui « des manuscrits / journaux intimes et lettres privées » (75). Un passage de la page 103 résume parfaitement cette répartition sexuée. D’une part, « une poésie patriarcale bien verticale / manifestes comiquement phalliques ». D’autre part :

« à nous le fatras
la prose horizontale

serpents du cœur

sottises marginalesques

poèmes allongés ».

Aussi, à « la grosse machine masculine » – celle de la domination exercée dans les sphères poétique comme politique – la poétesse oppose-t-elle ces « fantômes féminins » (78) que sont des femmes libres comme la duchesse d’Albe, modèle de Goya, ou Gertrude Stein, antidotes au parangon de la femme traditionnelle qu’incarne Marie-Hortense Cézanne.

Et puis, les amazones, que la petite Liliane, passionnée par la mythologie, découvre dans l’Iliade, percevant « comment le désordre de ces femmes s’oppose à un ordre patriarcal et comment s’hallucine un monde renversé. » L’ouverture de Madame Himself (P.O.L, 2013) évoque ensuite sa fascination d’adulte pour la Penthésilée de Kleist, dont il est question dans les deux derniers mouvements de Polyphonie Penthésilée : renversement de situation par rapport à l’épopée d’Homère, c’est ici Penthésilée qui triomphe – et déchire le corps d’Achille. Mais le texte de ce dernier opus ne précise pas que la Reine des amazones, dévorée par le désespoir d’avoir sauvagement tué celui qu’elle aimait follement, disperse ensuite les cendres de Tanaïs, première des Amazones, en signe de révolte contre la Loi sacrée des femmes. Et ce n’est pas un détail, puisque ce dénouement rétablit un certain équilibre entre le féminin et le masculin.

© Fabienne Létang

De quoi revenir aux questions posées dans la première section de Madame Himself, « On va trouver des mots pour ça » : « Penthésilée revisitée a-t-elle un pouvoir sur moi ? / Que me désigne-t-elle avec une telle violence ? » C’est logiquement qu’elle sera détrônée dans son esprit par la Melle Pierrette Davignon de Gertrude Stein, dans le monde de laquelle « tout est absolument autre » (73) : Madame Himself vient s’ériger contre la domination masculine. Et si Madame se fait sphinge, attention, elle « mange cru »… Le Même e(s)t l’Autre : le féminin contient le/du masculin ; la Belle peut devenir la Bête et la dominée la dominante.

 

Ce que les femmes font à la poésie

« si la littérature est une affaire de spécialistes /
autant filer dans les bois » (p. 30).

« c’est la pression de  l’expérience qui  pousse la langue à la poésie » (81).

 

L’Amour est plus froid que le lac décrit déjà la « méthode compositionnelle », la « poétique mutante précaire » (Penthésilée, p. 73 et 79) propre à Liliane Giraudon :

« vidange entre les paragraphes

il n’y a pas de métaphore

seulement des conjugaisons

 

une expérience

du vide entre les mots » (P.O.L, 2016, p. 50).

Le style impur de la « sismographe » (TV, 72) gomme les procédés trop littéraires comme l’allégorie et la métaphore pour saisir une dimension somme toute baudelairienne, « l’événement / ce transitoire du poème » (47) : dans la mesure où « un dialogue est une myriade de fragments » (103) et que le matériau discursif à l’origine de ce texte est constitué des conversations avec Nanni Balestrini, disparu avant même la publication de cette Polyphonie Penthésilée (cf. p. 44), le montage rythmé fait se télescoper des blocs autobiographiques, des blocs socioculturels et des blocs politiques. Parmi ces derniers : « la révolution est finie / nous avons gagné / capacité malfaisante du progrès » (92) ; « retour des races / un archaïsme techniquement habillé / pestilentiel / à saisons régulières répandu / ineffaçable » (94)… Ces tranches d’oralité vivante recyclent des « épluchures » (50) pour tourner le dos à la lissetérature ambiante : cet agencement collectif d’énonciation ressortit au braconnage, au « bricolage des opérations » sans « aucune trace d’effusion lyrique » (80). Et ce « petit jeu des phrases éparses » (La Sphinge mange cru, Al dante, 2013, p. 40), depuis L’Amour est plus froid que le lac, aboutit à une toile poétique tissée de « syllabes précipitées » (pp. 67-73 pour L’Amour… ; pp. 21-25 pour Le Travail de la viande) : dans Polyphonie Penthésilée, ces précipités de poésie visuelle marquent le passage d’un mouvement à un autre.

L’aspect visuel se double d’une dimension orale : « l’œil un appareil acoustique » (106). On peut d’autant plus y voir un clin d’orœil à Christian Prigent que le texte est écrit au couteau : au couteau la découpe de ces « pièces de prose / théâtre de viande » (79).
Et aussi : « l’art de l’araignée chiant sa propre lumière / ici se localise le poème qui est vocal » (71). Puisque « l’oreille de la poésie / chauffe toujours les mêmes salles / cérumen patriarche » (123), la poète-sirène n’aura de cesse de faire (j)ouïvoir.

« femmes comme chiennes / réduites à des trous » (82)…

Depuis son trou, la poète-araignée, cette « chieuse luisante » (115) qui sait que « l’art n’est qu’un trou / flottaison des excréments » (65), ne peut que siphonner la langue dominante jusqu’à la métamorphoser en « vire-langue ou casse-langue » (105) ; son Gueuloir à elle est un Pourrissoir où fleurit « une langue de voyou » (68) : c’est bien sur le terreau des déchets, sur le dépotoir, que se développe son « processus de génération » (30) – celui d’une langue introu(v)able.

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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