Les Moments littéraires, Paris, n° 48 : « Yves Charnet, torero de l’autofiction », 2e semestre 2022, p. 7-67. [Commander]
Présentation éditoriale
Normalien, auteur d’une thèse sur Baudelaire, Yves Charnet enseigne les arts et cultures à SUPAERO.
Dès Prose du fils, publié en 1993, la poésie dans la prose de soi est sa marque de fabrique.
Son œuvre est essentiellement à caractère autobiographique. Sans filtre, il explore à ses risques et périls et à longueur de livres, son moi à ciel ouvert. « J’essaie de faire passer les mots, comme on doit le faire avec un taureau, de plus en plus près de moi. Toréer près, écrire près ; au risque des blessures, en faire un art », dit-il.
Ses livres sont une tentative d’épuisement du sujet Yves Charnet. Il ressasse et retisse son enfance, l’absence du père, ses effondrements, l’emprise de sa mère (son « enfermaman »), sa difficulté à trouver sa place. Le ressassement comme une dynamique du sujet, une énergétique de la mémoire.
Le dossier Yves Charnet :
- Autopsyves de Sarah Chiche
- Entretien de Gilbert Moreau (fondateur de la revue) avec Yves Charnet
- Carnets d’un été détraqué de Yves Charnet
(Auto)portraits : TentatYves d’épuisement du sujet /FT/
« C’est de la merde & de l’or. Au fond, la vie » (p. 57).
La sobre et élégante revue Les Moments littéraires, qui s’est spécialisée depuis 1999 dans les écrits de l’intime, consacre son dernier dossier à ce « torero de l’autofiction » que se revendique Yves Charnet, sur le dernier livre duquel j’avais écrit un article intitulé « Les Chutes d’Yves Charnet ».
Soit dit en passant, quiconque est nourri à la langue ubuesque – qui joue sur la motilité des lexèmes – ne peut qu’être à l’aise dans un univers dont la clé de voûte n’est autre que le prénom de son auteur : autopsyves… de déryves en déryves, de tentatyves en tentatyves… Récits d’Yves…
Du triptyque qui compose la soixantaine de pages du dossier se dégagent plusieurs (auto)portraits. Le premier, emprunté à Francis Bacon (Portrait d’Innocent X), permet à l’écrivaine et psychanalyste Sarah Chiche – sidérée par cette « littérature explosée et explosive » (explosyves !) – de rendre compte de l’éthique/esthétique du cri propre à une personnalité éclatée en « myriades de petits autres écorchés […] dans lesquels il se diffracte pour s’extraire du tombeau de son corps en même temps que le disséquer ». À Sarah Chiche fait singulièrement écho celui qui, dans l’autofriction, écrit sa « vie dans une arène de papier » :
« Tu as longtemps laissé ce tableau te regarder. Te dire, en silence, une vérité sur ton existence. […] Bacon a peint cet autoportrait en 1972. Quelques mois après le suicide de son modèle & amant George Dyer. C’est la chair déchirée du deuil. Peinture d’un homme meurtri. C’est cette gueule de boxeur sonné qu’ont toujours, plus ou moins, les survivants. Les vieux rois pleins de fantômes à l’intérieur. C’est un cimetière. Une tête, à la fin. Je reste longtemps à regarder la géniale catastrophe. Lambeaux de couleur arrachés à la douleur. Il a trouvé un titre absolu. Bacon pour ce tableau de petit format. Il a mis toute la tristesse du monde. Dans cet Autoportrait à l’œil blessé. Il n’y a que Van Gogh avant lui. Pour avoir montré ça comme ça. Les autoportraitistes sont tous des hommes blessés. »
Quant au portrait de la « fille des Batignolles » qui lui a révélé son for intérieur tout en lui déchirant le cœur, il le perçoit dans la blanchisseuse de Toulouse-Lautrec, Carmen Gaudin : « J’écris ce livre pour faire une croix. Sur le tableau de Lautrec. »
C’est par le biais de la peinture mais surtout de la culture populaire (chansons et cinéma) que le « chanteur empêché » fait son « cinémots », n’hésitant pas à ouvrir sur Facebook « un atelier personnel à ciel ouvert »… Au cœur de son écriture du ressac – plutôt que du ressassement –, celle qui l’a plongé dans un terrible « enfermaman » mais aussi dans l’univers des mots et des textes, que lui, Yves Charnet, va incorporer dans une écriture charnelle, ne pouvant introjecter la Chose mélancolique.