Sébastien RONGIER, Je ne déserterai pas ma vie, éditions Finitude, avril 2022, 160 pages, 16 €, ISBN : 978-2-36339-162-9.
Présentation éditoriale
Peu après la première guerre mondiale, dans les cafés de Montparnasse, une belle Américaine et un jeune artiste français forment un couple libre, moderne. Ils s’appellent Mary Reynolds et Marcel Duchamp. Leur petite maison du 14e arrondissement devient vite le point de ralliement de tout ce que Paris compte de talents : Cocteau, Beckett, Dali, Brancusi… Mais quand revient la guerre, Marcel se réfugie aux Etats-Unis.
Mary, elle, « ne déserte pas » . Elle est devenue parisienne et le restera. A tout prix. Elle est prête, pour cela, à tout risquer, même sa vie. Commence alors le temps de la Résistance.
Une biofiction poétique
« Nous savons tous que nous entretenons une illusion ,
celle des derniers temps du monde (Lettre perdue de Samuel Beckett
à son frère Franck en 1940, citée pages 59).
« Je ne déserterai pas ma vie » est la phrase que prononce Mary Reynolds avant le départ de Marcel Duchamp, finalement plus attiré vers les USA que la riche Américaine. Le nid douillet de la rue Hallé sera désormais un paradis perdu. Cette rue dont l’auteur salue la « géographie de l’enclave », savoir la valeur emblématique tant à l’échelle de Paris que de l’histoire des arts :
« La rue Hallé est caractéristique d’une lecture aléatoire de la ville, comme seule Paris peut en inventer. L’hétéroclite y est élevé au rang d’art urbain. Une rue dada et duchampienne en quelque sorte : courbe coupée et coupante, s’achevant presque par un cercle, une sorte de verrue sur un plan qui permet à la rue d’atteindre finalement l’avenue du parc de Montsouris et d’être rejointe en perpendiculaire par la rue d’Alembert, laquelle est aussi une rue parallèle à la rue Hallé… Puissance de la courbe grâce à laquelle on peut être à la fois parallèle et perpendiculaire » (p. 35-36).
Un destin, un monde, évoqué en quinze savoureuses stases, essentiellement concentrées sur la période de l’Occupation et le 14 rue Hallé. Retour sur une époque où, déjà, « en France, l’étranger est toujours suspect de quelque chose » (p. 47). On retiendra, en autres, ce morceau de bravoure : une partie d’échecs à Arcachon entre l’imbattable Marcel Duchamp et Samuel Beckett, où s’affrontent deux logiques et deux esthétiques.
On y croise même Walter Benjamin, ce qui rattache ce récit – qui pourrait bien donner lieu à un document-fiction – au précédent opus de ce type, Les Désordres du monde (2017). Assurément, Sébastien Rongier réinvente le genre de la biofiction, qui repose sur une subtile tension entre invention et documentation : l’agencement poétique/dramatique de ces quinze trouées spatio-temporelles dans deux univers singuliers (Duchamp/Reynolds) nous offre à découvrimaginer une époque chaotique où domine l’impression de fin-du-monde, les trajectoires de deux amants magnifiques sur l’échiquier de ce monde tourmenté ; un artiste en phase de reconnaissance dont « le véritable chef-d’œuvre […] est l’emploi de son temps » et chez qui « tout geste prend […] un sens et une tournure artistique » (32) ; l’énergie d’une créatrice qui, aussi bien dans le microcosme artistique que dans celui de la Résistance, œuvre à faire triompher les forces vitales.