LIBR-VACANCE vogue cette fois de rétrospectives en perspectives… Et en lisant, en zigzaguant, on pourra même découvrir un portrait satirique de notre pauvre-France…
Libr-retour /FT/
► Jean-Pascal DUBOST, Et leçons et coutures, Isabelle Sauvage (2 volumes, 2012 et 2018).
Ce « fatrassier » d’un genre nouveau est constitué de deux volumes qui proposent un parcours singulier de la littérature, de l’Antiquité à nos jours, comportant 99 textes chacun (« prosains » régis par la « contraincte du neuvain en prose », pour le second). Il s’agit à la fois d’un « livre de dettes » et d’un « hommagier » dans lequel le poète « crypto-punk » se situe « entre le burlesque de faire descendre la poésie de son piédestal musaïque et de la travestir de prose et de prosaïsmes, et l’héroï-comique de transfigurer en une langue exagérément relevée de rhétorique une réalité sans noblesse ». Comme Prigent, le carnavalesque Dubost use « de la prose de fosse, du barbariolé » pour « déniaiser le lyrisme ».
Ces exercices de virtuose ne sont pas sans provocation : « hé, la moqueuse french poetry de la modernité à bras raccourcix, faites en autant – » (à propos de Hugo).
Si ce « fauteur de langue » se présente comme « poète sans imagination », il excelle assurément dans l’invention.
► À 32 ans, Théo Robine-Langlois présente déjà un CV étoffé, où l’on relève un nombre assez important de publications en revue, d’expositions et ateliers, de lectures et résidences, mais surtout deux livres originaux qui le rattachent aux écritures expérimentales, […] paru aux éditions Nous en 2016, et Le Gabion (After 8 Books, 2021).
Soit […], une petite lucarne pour donner sur le silence, trouer nos discours et les ouvrir sur l’inconnu, l’espace des possibles.
Soit N, un support à des micro-récits où peuvent graviter d’autres figures à initiales.
Entre Michaux et Oulipo, ce texte qui stimule l’imagination des lecteurs pour combler les vides les emmène d’humour en loufoque – comme on dit de Charybde en Scylla – dans l’aventure d’une écriture qui se délite de plus en plus, la multiplication des […] confinant à la poésie visuelle et le fil discursif étant contaminé par un idiome-texto et un codage virussé.
Le Gabion, objet multidimensionnel qui privilégie non plus la typographie mais le graphisme, emprunte son mode opérationnel aux sphères de la technique, de l’érotique-mécanique, du conte et surtout de la SF et des jeux vidéo. S’embarquer à bord du Gabion, vaisseau spatial/spécial, c’est se plonger dans un univers machinique régi par une machinerie complexe – y compris celle du babylangage –, se lancer dans une aventure initiatique et poétique, où l’on découvre les « poèmes-missiles », le « Caravanôvillage », des « morts-vivants-versificateurs », « Zombie-Mouille » et le « tourbillon-zombie »… L’aspect divertissant des inventions verbales ne fait pas oublier l’enjeu sociopolitique :
J’entends la langue autrement.
Sinon, c’est une machine.
Une machine de guerre rhétorique.
Une enrobeuse-sucreuse de discours (p. 136).
Ce récit d’anticipation va même jusqu’à déboucher sur une utopie poétique : « Anton imagine un espace-temps où l’écriture a forcément une visée sonore. Un rapport au langage et au monde sonore complètement intégré. Les esprits sont connectés aux sons » (p. 141).
► Jacques DONGUY, Essai sur la poésie numérique ou vers un élargissement du langage, A.D.L.M.N. / Les Presses du réel, avril 2023, 332 pages, 28 €.
Ce livre qui propose une histoire de la poésie numérique suivie d’un riche panorama des pratiques contemporaines n’a pas d’équivalent en France : il est d’autant plus précieux qu’il revêt une dimension internationale et que sa présentation graphique est originale. (Cf ma note de lecture dans Art press, n° 513, septembre 2023, p. 97).
En avant-première : LC a lu et vous recommande…
► Patrick VARETZ, Le Canevas sans visage, éditions Cours toujours, coll. « La Vie rêvée des choses », en librairie le 13 octobre 2023, 96 pages, 14 €.
Quatrième de couverture. Léona, 66 ans, brode, demi-point par demi-point, un portrait de mineur qui deviendra très célèbre, icône choyée, encadrée, accrochée aux murs des milliers de foyers du Nord des années 1970. Dans la France de De Gaulle, de Jean Marais et de Pierre Dac, cette femme brutale et sans tabou plonge l’aiguille dans le canevas avec bien plus de délicatesse que quand, infirmière, elle piquait les patients de l’odieux docteur Caudron, son ancien amant. Lui qui, 25 ans plus tard, vient toujours, chaque mercredi, se vanter de ses nouvelles conquêtes.
Et pendant que la broderie avance, surgissent ses souvenirs d’enfance, l’âpre monde des mineurs, et les hommes de sa vie – père besogneux, mari taiseux, vaurien de fils, amants prédateurs. Littérature du détail, épopée d’un réel sans douceur, le récit de Patrick Varetz porte la voix râpeuse d’une lutteuse abîmée, sur le point de s’émanciper et de conquérir sa part d’humanité.
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► Frédérique GUÉTAT-LIVIANI, Aérogramme, Lanskine, en librairie le 7 novembre 2023, 96 pages, 14 €.
Quatrième de couverture. Le frère aimait lire, se promener à pied, ne voulait pas qu’on l’enferme, ni à l’école, ni à la chaîne. Pour le mater, on l’a emprisonné, d’abord au pensionnat, puis en Maison d’arrêt. Pour lire, la prison c’était bien, pour la promenade c’était moins bien. Il en est sorti avec la conviction que nul n’enfermerait plus son corps. Il a pris la route vers l’Inde. aérogramme parle du frère disparu, d’abord en pensant à lui, mais vite la masse invisible des effacés est apparue plus imposante que jamais. Tous ces jeunes corps égarés, offrandes aux guerres, à la famine, au travail, où sont-ils passés ? à peine abimés, retournés au grand tas. Seules traces restant de lui les quelques secondes où il apparaît en tant que figurant dans le film Marin Karmitz Camarades, et les lettres, aérogrammes, cartes postales qu’il envoie à sa grand-mère et à sa mère.
En lisant, en zigzaguant…
« Tu vis dans ce pays-là, cette France-là, conduite par ces gens-là. Dans ce pays en trompe-l’œil. De faux grands débats, fausses réformes, fausses conventions citoyennes, faux indices, où l’on escamote les coffre-forts tandis qu’un bel arbre ostensiblement et à la hâte repeint en vert cache la forêt d’usines, les pesticides, nuages de pollution, déchets toxiques enterrés n’importe où, sinon expédiés loin, au diable, où il est indifférent d’empoisonner les miséreux. Ce territoire par lambeaux vendu aux promoteurs de tous bords, prêts à sulfater, asphyxier, extraire à tout-va, bétonner, annexer. Exploiter, ex-ploi-ter. Ce pays où l’on promeut et défend la chasse à courre comme un fleuron de la culture et du rayonnement français […]. Dans ce pays où l’obscénité crève les yeux. Quelques fragiles remparts institutionnels parviennent encore à endiguer ces folies. Jusqu’à quand ? »
Annie DRIMARACCI, Fragiles rivages, éditions Plan B, 2023, p. 85.