Il est instamment rappelé à nos chers concitoyens et chères connecitoyennes que l’usage du téléphone portable est strictement obligatoire en quelque lieu que vous soyez, durant les 24 heures au cours desquelles s’écoule la journée. Tout contrevenant surpris à pied, dans le métro, à vélo, à moto, scooter ou trottinette, à cheval, à dos de chameau, à bord d’une embarcation de fortune, d’une planche à voile, d’une fusée, d’une voiture ou d’un tractopelle, assis à une terrasse, sur un banc de square, dans une salle d’attente, sur un passage clouté ou en plein coït, en train de lire un livre[1], un journal ou un tract sera immédiatement, grâce aux pisteurs collaborateurs, saisi par les forces de l’ordre et conduit en garde à vue pour un interrogatoire musclé. Les morts, en vertu des principes d’égalité de la Constrictution, seront soumis au même régime, un écran de contrôle post mortem programmé ante mortem selon leur propre et aliénable volonté, assurera leur passage dans l’au-delà selon un algorithme personnalisé adaptable en cercueil ou four crématoire. Ce décret s’applique aux morts écrasés par un camion pour n’avoir pas décollé leurs yeux, par solidarité comme les y oblige la loi, de leur écran Stiky. Gloire à eux, flambeaux de notre civilisation.
En cas de résistance ou de mémorisation in extremis de la page en cours de lecture, sont prévus une expulsion en plein vol, une noyade dans un sac ou un transfert dans l’abattoir le plus proche. Pour ceux qui en raison de déficiences mentales réelles ou feintes ne parviendraient pas à tenir 24 heures sur leur portable suivront des ateliers de rééducation durant ces mêmes 24 heures de façon à augmenter le volume qualitatif et quantitatif de cerveaux disponibles. Des exercices d’inclinaison de la nuque, laquelle renvoie de toute éternité à la courbure vertébrale des esclaves garants de la légitimité du chef, permettront d’entretenir la foi. Il est toutefois d’ores et déjà acquis qu’aucune résistance ne se profile, selon les données anthropobiométriques à notre disposition.
Si le livre de littérature ou de science est un objet de la plus haute toxicité, sa lecture sur tablette pourrait sembler un moindre mal en ce qu’elle participe à l’extermination de la faune et de la flore des terres vierges et à l’asservissement des enfants, mais doit être cependant définitivement bannie au profit de publicités addictives aptes à plonger le cerveau dans un nouveau sommeil réparateur capitalisé dans une productivité sacrificielle renouant avec les valeurs sacrées du don absolu de soi.
Il reste hélas des espaces temporels au cours desquels l’usage du smartphone n’est pas encore « autorisé » selon les restrictions médicales. Il s’agit des états de coma, des opérations chirurgicales et des bains de boue. Ces exceptions n’en seront bientôt plus car nos experts en distribution des flux informationnels et publicitaires au service du maintien de l’inconscience de la population à son niveau le plus responsable et collaboratif, sont sur le point de découvrir comment occuper l’esprit de l’opéré à cœur ouvert, pourtant shooté par l’anesthésie. Ce sera une grande première qui fera des futurs morts de véritables connectés tout au long de leur déclin et pas seulement dès leur état embryonnaire. Nous demeurons au plus près du handicap dans un esprit de solidarité.
Les candidats au suicide se verront remettre, par ce même souci d’égalité qui nous régule et porte, un smartphone permettant de les maintenir dans la sphère de notre production de détachement de soi jusqu’à l’instant fatal. Nous ne les abandonnons pas non plus.
Cette interconnexion planétaire de chaque milliseconde appliquée à tout être vivant ou mort, y compris aux animaux et, félicitons-nous, aux végétaux, minéraux et gaz, est l’acmé de la grande utopie d’appartenir à un seul corps volontaire, puissant, autonome.
Ce pourquoi il vous est intimé l’ordre de participer à l’effort de décérébration solidaire au service de la défense inconditionnelle du capital d’exploitation des ressources encore à disposition. Il est de notre devoir à tous, tant laïc que religieux, de répondre à l’injonction démocratique et biblique de domination terrestre par le progrès technologique, ce don proprement divin et d’application laïque qui nous est échu en partage à la naissance et permet un dépassement exponentiel de nos compétences. Cette concentration de l’être dans un humble rectangle lumineux est un pur miracle. Le rectangle à tout instant rectifie l’angle de vue ramenée en son coin. Tout enfant rencoigné parce qu’il a été puni s’élève à la dignité de son néant. Il est aujourd’hui question d’élaborer tous ensemble une mystique de la disponibilité à la soumission désirée et non plus seulement volontaire. Le désir d’appartenance par le renoncement à soi est notre seul mot d’ordre qui est un mot d’amour.
L’ère de la pensée égoïste en roue libre est révolue et c’est une chance à saisir que de se soumettre intégralement aux visées concentrationnaires du développement centrifuge et centripète de notre capacité de destruction. La destruction est la nouvelle valeur d’élaboration d’une inconscience productive allégée de ses dérives personnelles polluées par le rêve ou toute forme d’errance mentale. Il faut coûte que coûte rassembler tout ce que la société compte de forces en sommeil ou gaspillées par de pseudo-ententes dissidentes. Le téléphone portable, cette concession à perpétuité, dans sa forme supportable encore matérialisée par sa greffe à la main mais très bientôt dématérialisée par intussusception, est notre fidèle allié dans la saine destruction de l’inaliénable, un rempart contre la complication, un casque à quatre pointes formant un M : la Mauvaise, la Moche, la Méchante, la Menteuse, soit nos quatre valeurs guerrières de pacification des cerveaux. Cette concession à tout être vivant n’est en aucun cas une métaphore, toute figure de style relevant d’une sécession à bannir. Chaque citoyen, chaque citoyenne pourra désormais littéralement se recueillir en permanence devant sa tombe rectangularisée.
Ce texte produit par l’interligence sacrificielle ne devra être lu par personne car il pourrait réveiller le souvenir d’une langue fossile tentée par tous les abus de la pensée. Il sera instillé en anti-base bibi-binaire dans l’espace vacant du cerveau des usagers à usage unique, donc durablement jetable, au moyen d’ondes électrochocs déclenchées par l’émetteur linkilinki dont le port sous le sternum est obligatoire depuis le 1er janvier de l’an Mor.
[1] Objet feuilleté couvert de signes chaotiques et imprévisibles portant atteinte à la pensée caporalisatrice et structurante de notre société expansionnelle.