Demain samedi 21 juin, en plein 42e Marché de la poésie, laissez-vous tenter par deux rencontres philopoétiques, de celles qui enrichissent notre rapport au monde comme à la poésie contemporaine, autour d’un livre de virtuose, le Deleuze memories de Frank SMITH, et d’un autre drôlement brillant, signé David CHRISTOFFEL et Maël GUESDON, Le bien-être par la poésie. Manuel de contre-culture psychique…
► Frank SMITH, Deleuze memories, Lanskine, mars 2025, 214 pages, 14 €, ISBN : 978-2-35963-155-5.
Rencontre avec l’auteur à 16H au stand 610.
L’art ne représente pas le monde mais le fait
disjoncter, par percepts et affects (p. 177).
Le penseur est heureux quand il n’a plus
que le choix d’être vivant (p. 209).
Cela fait bien un quart de siècle que l’espace de création poétique autonome est hanté par la philosophie de Gilles Deleuze : qu’apporte ce nouvel opus, me direz-vous, en quoi constitue-t-il un objet poétique ? Commençons par une simple description : en cinquante étapes, ce dispositif poétique propose une libre et joyeuse déambulation dans l’univers deleuzien. Dans notre société d’artificialisation et d’anticipation, quoi de plus stimulant et de plus émancipateur que cette conception du désir comme « vrai potentiel révolutionnaire » et du virtuel comme ce qui n’est pas donné, et par là même imprévisible ?
Dans ce livre de Frank Smith qui fait un pas de côté par rapport aux précédents, on peut entrer par hasard ou au gré de ses fantaisies et préférences. On peut l’arpenter par monts et par vaux, caprices et zigzags, et s’arrêter par exemple sur cette définition qui tourne le dos à la philosophie abstraite et essentialiste : « L’heure philosophique n’est pas celle des questions générales plutôt que particulières, mais celles des questions singulières, qui saisissent l’événement comme tel ou les choses comme des événements. » Ou encore sur cet axiome qui permet de mieux appréhender les nouvelles formes de Bêtise : « La bêtise consiste moins dans une permutation de l’important et de l’inimportant que dans l’indifférence à leur égard, dans l’incapacité à les distinguer et à distinguer par conséquent quoi que ce soit »…
Il s’agit bel et bien ici d’un objet poétique, en ce sens que, prenant pour objet la pensée même de Deleuze, il opère une mise en tension – voire, en crise – de la pensée comme du langage dans une série d’agencements rigoureusement impétueux ou impétueusement rigoureux qui offre un jeu d’échos formels et conceptuels.
Cet objet singulier qu’on pourrait qualifier de philopoétique fait sienne une philosophie dynamique qui dépasse les approches formalistes des années 60-70 : contre une vision positiviste de la négativité, Deleuze développe une logique de la différence qui ouvre des perspectives parce que dans le mouvement et le rapport de forces ; l’intensité poétique résulte ainsi de la mise en rapport d’une différence. Dans cette philosophie immanente, le sens n’est plus consubstantiel au rapport motivé entre signifiant et signifié, mais un mouvement de pensée irreprésentable, une force traversante qui fait advenir l’événement, c’est-à-dire provoque le passage à un nouvel état de choses. La parole poétique est essentielle parce qu’elle est le lieu du virtuel, nous ouvrant à l’infini des possibles.
► David CHRISTOFFEL et Maël GUESDON, Le bien-être par la poésie. Manuel de contre-culture psychique, MF éditions, juin 2025, 192 pages, 16 €, ISBN : 978-2-37804-093-2.
Rencontre avec les auteurs à 14H30 au stand 613 pour le lancement de leur livre (en librairie lundi).
Si, dans notre société de consommation de soi (Quessada, 2005), autrement dit en ces temps de « solipsisme globalisé » (p. 8) et de coaching hyper connecté, comme la majorité de vos contemporains, votre principal centre d’intérêt est votre Moi-Moi, alors sans nul doute ce « livre d’optimisation de soi » (9) est fait pour vous. Comme tout-le-monde vous avez droit au bonheur et aux petits plaisirs-minuscules, vous devez profiter de l’opportunité de vivre, car vous le valez bien, et si vous le valez bien vous le voulez bien. Grâce à ce manuel de bien-être qui vous propose moult exercices enrichis de tableaux, visuels divers et plages d’expression, vous pourrez explorer votre « zoo intérieur » comme la carte complexe de la complaisance à soi, chérir vos tocs, écouter Radio Moi-Moi, optimiser vos « gains moraux », choisir la meilleure part de vous-même, définir les meilleurs « principes de convivialité », répondre à toutes vos questions… Dont, par exemple, celle-ci : « Quand je commence à transformer en or une partie de moi-même qui est en plomb, lequel de moi-même est un alchimiste ? » (98)…
Bref, vous avez compris que ce manuel de contre-culture psychique vous donne la preuve par l’absurde que sont à fuir la psychologie positive et ses avatars. La cible est décrite d’emblée : « Le développement personnel a du succès. Il va à l’école. Il cuisine. Il écrit des romans. Il s’occupe des enfants. Il facilite, fluidifie. Il détache. Il énonce clairement ce qu’il conçoit. Il range sa chambre comme nos cerveaux. Il donne de la richesse à ceux qui le suivent et parfois à ceux qui le retournent. Il réfléchit, devient riche. Il a le pouvoir du moment présent » (7). David Christoffel et Maël Guesdon s’amusent à pousser jusqu’à l’absurde la logique d’un discours dominant qui atteste l’annexion de la sphère psychique par le néo-libéralisme. Il s’agit avant tout de mettre à nu les rouages rhétoriques et idéologiques de la nouvelle casuistique comportementaliste. D’où les recyclages philosophiques (de Platon à Lévinas et Deleuze, en passant par Saint-Augustin, Descartes, Rousseau, Leibniz, Kant, Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, ou encore Wittgenstein) et l’usage de discours pseudo-scientifiques : c’est ainsi que se trouve traqué le biais de « circularité » (127), expérimenté « comment l’irisation de nos manies peut se prolonger dans l’irradiation de nos égotismes contradictoires » (92)… Il y sera encore question d’ « aboulie post-héroïque » (93), d’ « orthoflexie incontrôlée » (103), ou encore de « poly-instabilité du contre-effet boomerang » (153)…