Friederike Mayröcker, Le crève-cœur des choses, traduit de l’allemand par Anne Kubler, Atelier de l’agneau, collection « Transfert », février 2025, 123 pages, 22 €, ISBN : 978-2-37428-086-8.
L’Atelier de l’agneau a déjà valeureusement publié depuis 2003 six livres de Friedericke Mayröcker (1924-2021), poétesse autrichienne récipiendaire du prix Georg Büchner 2001 et pressentie pour le prix Nobel en 2004. Le crève-cœur des choses (Das Herzzerreiβende der Dinge), paru chez Suhrkamp Verlag en 1985, relève de l’autobiographie, mais ainsi que l’écrit l’autrice, notre vie humaine a un fort aspect fictif (…) aucune autobiographie n’est authentique. Celle-ci participe, en seize chapitres, d’une subversion du genre en même temps que d’une méditation sur l’identité et l’écriture de soi.
Subversion du genre, d’abord par une attitude antinomique de celle qu’on pourrait qualifier de captatio benevolentiae :
Plus fondamentalement je m’écarte du goût du public, plus je rebute la majorité de mes lecteurs, plus je deviens responsable du fait qu’ils sortent de leurs gonds (…) qu’ils admettent finalement quelque chose qui ne leur plaît et ne leur convient absolument pas. Cela devrait donc, de manière conséquente, arriver si loin que le public saisit et comprend contre sa volonté (…) : ce qui rebute attire et inversement.
Ensuite, logiquement, par le refus de l’anecdote et de la « story » :
surtout pas d’anecdotes, j’ai peur des anecdotes
(…) SI DÉJÀ TU ES CONTRE LA STORY, COMME TU LE SOULIGNES TOUJOURS, ALORS TU DOIS NÉCESSAIREMENT TE PRONONCER POUR LA NON-STORY, ET ÉTAYER LE TOUT PAR LA THÉORIE : SINON ABSOLUMENT RIEN NE VA –
Enfin, par l’importance accordée au monde onirique, rejoignant en cela une posture surréaliste revendiquée par l’omniprésente référence à DalÍ, dont les œuvres les plus emblématiques (montres molles, apparitions de Lénine sur un piano) traversent le texte, sans oublier cette affirmation : mon style doit beaucoup à DalÍ.
Pour autant, des éléments empruntés à la réalité de la vie de l’autrice, parfois en ce qu’elle a de plus concret, permettent à l’œuvre d’échapper à la désincarnation. Dérouté de prime abord, le lecteur apprend à repérer les constellations d’événements parfois microscopiques qui ancrent le texte dans une histoire personnelle, une culture et une époque.
Cette trame « événementielle » renvoie à des souvenirs d’enfance – notamment à la figure du père, enseignant –, à des lieux (Vienne, Ferrare…), à des œuvres aimées (Barthes, Duras pour l’écriture, Satie et Keith Jarrett pour la musique). Elle est surtout massivement polarisée par le souvenir de l’amant « M.S. » La phrase Je parle de M.S. revient comme un leitmotiv. Après une rupture à laquelle celui-ci a procédé avec précaution et douceur (…) sur des années, le livre participe manifestement du deuil.
Je n’ai pas de nom pour la relation que nous avons entretenue l’un avec l’autre, avec des regards et des éclairs ouverts, il avait ouvert les portes des écluses en moi
C’est aussi l’histoire d’une emprise mentale :
dans presque tous les domaines de la vie je tombe sur sa présence, je parle de M.S., c’est si époustouflant parce qu’il est présent partout, il semble entretissé dans tous les domaines de la vie
Mais surtout, le livre se présente comme le stream of consciousness d’une femme à l’orée de la vieillesse, qui se prépare à une longue vie, qui se souhaite une longue vie dans sa « maisonnette de scribe » comparée par elle à la Merzbau de Schwitters, et qui se dresse avec force contre la mort, comme Leiris, comme Canetti.
La suite d’états de conscience – non exempte de répétitions parfois littérales qui induisent une certaine perplexité – est marquée par une grande dévalorisation de soi, un doute massif sur son insertion dans le monde et la recherche d’une bonne attitude vis-à-vis de ce dernier.
j’ai l’impression, je ne suis présente et en vie qu’à travers le contemplé, cette optique insensée !
Se dégage ainsi un portrait de femme portée à une continuelle introspection et en butte permanente au sentiment intérieur de bluff, d’usurpation. Pire encore, la conscience de ne plus rien saisir par la pensée, de ne cesser de tout oublier, d’être comme dépossédée de soi et d’avoir besoin des autres (M.S., ses amies d’enfance…) pour accéder à la connaissance d’elle-même, conduit à la négation de son œuvre propre :
Comme si les choses (…) voulaient me faire comprendre que tout ce que j’avais jamais écrit n’était RIEN, littéralement RIEN, quelque chose d’absolument vide, insignifiant, inexistant.
Pourtant, c’est l’écriture même qui va permettre la sortie de la pure négativité :
je dois tout accomplir et faire avancer au moyen de ma pauvre existence naturelle (…) ainsi je ne suis pas non plus capable de faire autre chose que de m’adonner à mon travail d’écriture
je ne dispose pas non plus de matière à discuter, mon œuvre littéraire naît de l’absence de parole
Un nouveau projet d’écriture se fonde sur l’acceptation du « comme cela vient » et des phrases assimilées à des spasmes :
Les phrases claires ne doivent pas être réfléchies, elles doivent sortir d’elles-mêmes n’est-ce pas, de facto du chapeau.
Le refus de toute concession est de nouveau fortement affirmé :
je ne veux pas arrondir et limer tous les angles, afin que mon travail d’écriture soit plus accessible, non je ne cherche pas à m’attirer quelque chose comme les faveurs du public – n’ai-je de toute façon pas déjà fait assez de concessions dans mes premiers écrits –
La tonalité violente et désespérée de la majeure partie du livre se trouve ainsi contrebalancée par une métamorphose finale post-crise, volontariste, qui fait l’autrice se sentir en partance et un nouvel être, prête à accueillir le bonheur : la seule chose qui importe, c’est d’être heureux et de créer la vie en abondance.
Signalons pour finir de rares et d’autant plus précieuses pointes d’humour et d’auto-dérision comme ces Amorrites, qui désignent dans la Bible certains habitants des hauts-plateaux de Canaan et auxquels l’autrice se réfère pour indiquer son goût pour les hameaux de montagne, malgré le climat qui n’est pas mon préféré et les conditions de logement désolantes, il y a un je-ne-sais-quoi là-bas qui m’attire particulièrement (…) Dieu soit loué le monde ainsi ne s’appauvrira pas, et les poètes sont plus que jamais les piliers de notre société, avec leurs nombreuses plumes et tuyaux de plumes, même si cette image est un peu obsolète.