[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Fanny Quément à propos de Juice Casaganthe

[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Fanny Quément à propos de Juice Casaganthe

octobre 2, 2025
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Fanny Quément à propos de Juice Casaganthe

Lettre à Fanny Quément à propos de Juice Casaganthe

 

Paimpont,

Le 5 août 2025

Chère Fanny Quément,

Autant vous le dire sans attendre, votre livre appartient à cette catégorie de livre que j’apprécie hautement pour oser jouer avec les limites entre lisibilité et illisibilité, tout ça dans une joyeuserie lexicale qui ressemble à un carnaval des sens.

C’est un livre combatif qui, avec une cohorte de personnages de « garces erratiques » et à leur tête ladite Juice Casaganthe, prend d’assaut la langue française et le confort académique, classique et normatif dans lequel ses locuteurs la font se vautrer. La narration relatant cet assaut n’est que prétexte pour faire langue de tout bois. Quelque chose de votre livre tient de la guerre des langues. Dans La Guerre des langues (Hachette, 1999), précisément, Louis-Jean Calvet déclarait : « les langues tendent systématiquement à la régularisation et à la simplification », et soutenait qu’il fallait en finir avec le mythe des « belles » langues anciennes ; vous, vous voulez en finir avec le mythe de la belle langue française, soi-disant belle parce qu’obéissant aux règles et aux lois édictées par la plus « saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » (Vaugelas… dont le précepte a la vie tenace) obligeant à énoncer clairement (et simplement) ce qui se conçoit pareillement. Vos adversaires (entre autres) sont les « correctionnites » qui « savent assaillir les mots déplacés, les paroles déviantes, le français langue étrangée. » Cette dite belle langue nôtre est selon vous belle dans les irrégularités déclenchées par la plus « malsaine » partie des auteurs de notre temps (d’où un fort appareil intertextuel tissant votre livre) (d’ailleurs, le prénom du personnage éponyme est lui-même une référence intertextuelle, à l’auteur du monumental et fluvial et très-lexical – et fabuleux – Finnagans Wake). Ordoncques, vos « garces erratiques » sont « prêtes à prendre le maquis pour aller pisser sur les polices et s’empaginer des gharrigues entières, saboter les buvards et mouiller l’encre en eaux libres. » On le sait, ou on ne le sait pas assez trop, Louis-Jean Calvet le développe très bien dans son livre, les langues sont d’immenses champs de bataille, et le français est né d’une guerre fratricide aboutissant à un serment (de Strasbourg) mêlant deux langues (tudesque et roman). Menant ses troupes, votre personnage « [Juice Casaganthe] avait fait de l’écriture un jeu de massacre et d’adresse, confiant ses torchons à quelques correspondantes soigneusement choisies, une bande de garces erratiques qui, chaque soir et jusques aux petites heures, s’adonnaient au travail continu de la ruine, ménageant leurs palabres en épaves, en petits chaos d’une arrogante mesquinerie ». Ce n’est pas tant au niveau de la syntaxe que vous ferraillez, mais au niveau du lexique : la créativité lexicale de votre texte (néologismes, mots rares, désuets, mots fantômes…) est l’arme de combat de vos « garces erratiques » et de leur cheffe (qui ne sont pas sans rappeler les Amazones ou les « guérillères » de Monique Wittig), semant le trouble et presque le chaos afin de créer « une diablerie quelque part entre carnage et un haut fait de langue. »

Nonobstant ce, nous assistons à un grand dégel de mots gelés ; qui bouillent : « pégueux », « scoribe », « feulènes », « gnacelle », « buchon », « gausteries », « ghalloires », « hulies ghadues », un véritable déluge, ça hallebarde, avec quelquefois liste rabelaisienne (« Document 6 ») ou effets d’accumulations. Combat donquichottesque mais joyeusement contre le langage gelé. Si votre texte est un immense tissu intertextuel, il a quelque chose de l’ekphrasis, les mots du tissu bougent, s’agitent, et dansent. Mouvements formels et mouvements rythmiques procurent cette nette impression. Vous avez un lexique de gueule (ou fort en bouche), c’est assavoir, un lexique du rire. Une satire idéologique est derrière tout ça, qui vise l’étroitesse du langage tel qu’il est imposé et par ricochet la restriction du champ mental que cela provoque et implique. Vous défendez l’enrichissement de la langue par l’inventivité fantaisiste. (Et nulle geinte sur le pseudo-appauvrissement de notre langue alors qu’elle ne cesse de s’enrichir de termes nouveaux issus d’un monde moderne en perpétuel mouvement, non point et au contraire, vous apportez votre contribution au mouvement moderne de la langue, mais plutôt tendance Rabelais.)

 

Pour substantiver le verbe « treslater » que vous inventez, votre texte est une « treslation » du français normatif en français dénormativisé, du français classique en français bizarre, du français prescriptif en français insubordonné. Qui aime la langue s’esjouira de la voir aussi bien maltraitée.

Jean-Pascal Dubost

 

Fanny Quément, Juice Casaganthe, Quartet éditions, coll. « Prose Libre », février 2025, 88 pages, 15 €.

 

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