Yves Caro, Singe, éditions Louise Bottu, 2025, 59 pages, 10 €, ISBN : 979-10-92723-69-4.
Il était si facile d’imiter ces gens (…) Je ne trouvais pas d’attrait à imiter les hommes :
je les imitais parce que je cherchais une issue, pour aucune autre raison.
Kafka, Rapport pour une académie (traduction Jean Launay).
Pour les dictionnaires, le verbe singer est le plus souvent employé de manière ironique ou péjorative.
Singer : 1. imiter d’une manière caricaturale, par simple jeu ou par moquerie, en contrefaisant des gestes, des attitudes, la voix. 2. Copier maladroitement et servilement quelqu’un, souvent en se rendant ridicule, en voulant imiter ses manières d’être, de s’habiller, de vivre. 3. Simuler, feindre. (TLFi).
A contrario, le livre d’Yves Caro l’associe, dès l’exergue, à la sagesse :
Singe est sage
il n’invente rien
Plus précisément, il s’agit d’affirmer ici, contre l’inventio, la supériorité morale de l’imitatio : on sait que, dans la langue de la rhétorique, cette dernière désigne « la méthode visant à forger son style par imitation de modèles » (Quintilien, Institution oratoire, livre X, chap. 2). L’imitatio est un processus de création littéraire lié à la lecture de modèles consacrés par la tradition : si SINGE singe, conformément à son être simien, c’est aussi pour faire SIGNE ; ses maîtres sont les mimes dont il admire les photographies dans une galerie aux murs tendus de velours rouge et de soie noire.
La sagesse de Singe, redoublée par son amour pour la jeune Sophie au nom allégorique, « qui ressemble un peu à Ann Darrow [l’héroïne du King Kong de 1933] en beaucoup moins blonde et force plus velue », n’est pas exclusive de malice :
ce n’est pas à un vieux singe
qu’on apprend à faire des grimaces
La grimace (celle, icônique, des 69 têtes de caractère de Messerschmidt, comme celle du clown dont la figure captive Singe) a une valeur de feinte qui renvoie à l’une des définitions du dictionnaire. Singe parodie les « étrangetés du genre humain » pour « amuser la galerie ». Le devenir-Homme de Singe passe donc par un mode humoristique qui n’est pas le moindre attrait du livre.
Symétriquement, celui-ci se clôt par une déclaration à la première personne qui fait du texte qu’on vient de lire un portrait en creux de « l’artiste en jeune singe » :
Voilà comment l’idée d’imiter Singe
de le singer en tout
m’est venue
Ce projet circulaire de « devenir-Singe » par l’imitation d’un imitateur est conduit tout au long de 49 « stations » (une par page) dépeignant Singe dans son être. Le terme, que j’emprunte à la quatrième de couverture, met certes l’accent sur la dimension religieuse présente dans la vie de Singe :
A l’imitation de Jésus-Christ, le lundi,
Singe les bras en croix, le soir, prie.
Pourquoi seulement le lundi,
cela ne nous est pas dit.
Mais il connote aussi la stase, l’arrêt, la lenteur ; Singe est l’anti-Stakhanov :
Son programme :
Traînons des pieds, renâclons !
Lenteur mise au service d’une visée intellectuelle de compréhension du monde :
Son credo : je veux être lent et laborieux
pour comprendre un peu quelque chose
plutôt que rien.
Car en dépit de sa « bêtise » (i.e. son animalité), Singe a des lettres. La lecture et les références littéraires irriguent le texte, Barthes y côtoie Lichtenberg, Warburg, Pasolini et Walter Benjamin :
Sous son vernis sage
Singe est un original
qui pense, après Benjamin, que
convaincre est infécond
aussi préfère-t-il dépeindre
à touches claires et légères
qui flottent dans l’air du temps,
du temps qu’il faut pour rencontrer
un œil, une oreille favorables
qui les accueilleraient
Ainsi, le beau livre d’Yves Caro n’est-il pas seulement un portrait, mais aussi un art poétique : imiter, ce n’est pas reproduire ce qui existe déjà, mais créer quelque chose de nouveau.