[Chronique] Rock$tar de Stéphane VANDERHAEGHE : un miroir critique de nos mirages, par Fabrice Thumerel

[Chronique] Rock$tar de Stéphane VANDERHAEGHE : un miroir critique de nos mirages, par Fabrice Thumerel

octobre 16, 2025
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[Chronique] Rock$tar de Stéphane VANDERHAEGHE : un miroir critique de nos mirages, par Fabrice Thumerel

Stéphane Vanderhaeghe, Rock$tar, Quidam éditeur, septembre 2025, 354 pages, 22 €, ISBN : 978-2-37491-432-9.

 

De la célébrité…

Drôle de truc, la célébrité, quand on y pense
(Rock$tar, p. 126).

Toute célébrité doit être à la fois unique (comme figure héroïque)
et reproductible (comme objet de consommation)
(Jean-Michel Espitallier, De la célébrité, 10/18, 2012, p. 11).

 

Vous tenez dans la main un pavé grand format à la couverture expressive, toujours marqué du sceau de Quidam, dont les quinze sections correspondent à quinze pistes d’un album : « Nothing Will Ever Feel the Same Again », « The Underdog », « Worshipwall », « In It For the Monkey », « 2econdhandsicknS », « Bootleg Blues », « $uicide Romance », « Frantic Manic Dirty Little Panic Tricks », « SKM#9 », « Limited Liability Freaks », « Yours Fakely », « Dream Machin@ry », « Enter Ghost (Part 1) », « Gunviral », « Till Death Danced Us Apart ». Qui plus est, nous disposons de la liste de ceux qui « ont participé à l’enregistrement de cet opus » et de la discographie du célèbre rockeur Justin Ash. Sans compter l’album associé, que l’on peut écouter en ligne. Le tout, plus vrai que nature : titres en anglais, pistes à écouter… Seulement, hypocrite lecteur, yours fakely… Si rêve il y a bel et bien, il est produit par une machinerie parodique. Rien que du chiqué…
Bienvenue dans l’univers de l’hypermodernité, où règne la « subdiversion » ou le « subdivertissement », c’est comme on voudra, et dont la valeur suprême est inscrite au centre même du titre Rock$tar. Comme toute légende contemporaine, l’esthétique rock « se confond dorénavant, de success story en success story, avec celle du grand Kapital et des Kapitaines d’industrie, la société des loisirs, du simulacre et du diverti$$ement » (272)… Bienvenue dans le monde de la post-réalité, où la plupart des fanthommes errent entre mythes et réalité, s’égarant dans un palais des glaces en quête d’une célébrité illusoire : « Car au fond, que cachent la gloire et le succès derrière lesquels ils courent sinon la peur abyssale de n’être personne, aimé de personne, de demeurer invisible et transparent, sans visage et sans nom, avalé-broyé-recraché par l’indifférence et la médiocrité » (319).
Vous aussi, sans doute, « comme tout le monde, vous avez envie d’y croire » : « Beauté et bêtise de ce système ; voyez, qui vous fait chercher l’exception dans la conformité. (…). Succès, Liberté, Hédonisme. Et ce qui les matérialise : le fric, le flouze, la thune » (320)…

Rock$tar nous plonge dans la même immonde société de consommation que celle de P.R.O.T.O.C.O.L. (Quidam, 2022). Seulement, il n’est plus ici question de zébrures sur divers lieux symboliques pour faire sortir de leur torpeur tous ces gens « acquis à la cause d’un système qui les broie sous ses dents de pourrissure » (P.R.O.T.O.C.O.L., p. 25), mais d’un tag « vaguement comminatoire » (p. 173). Ces « Principes en vue d’une Révolution Organique & Totale Œuvrant pour la Convergence Opérationnelle des Luttes » ne peuvent donc que contraster ironiquement ici avec le culte de la révolte que véhicule la légende du rock.
Toujours est-il que dans les deux romans critiques, ce sont les rats qui ont le dernier mot (cf. p. 198). Homo economicus homini rattus est. Le rat, cet animal emblématique de notre société : « Le rat n’hésite devant rien pour asseoir son hégémonie. Il court derrière le pouvoir, le profit, ses appétences sont sans fin, il a les dents longues » (P.R.O.T.O.C.O.L., p. 104)…

 

Protocoles romanesques…

De CharØgnards (2015) à P.R.O.T.O.C.O.L., en passant par À tous les airs (2017), tous trois parus chez Quidam, le jeune écrivain n’a cessé de jouer avec les protocoles romanesques. Dans Charøgnards (2015), quelque chose s’est passé… mais quoi, quoi, quoi ? L’hésitation fantastique est à son comble avec un narrateur « doté d’une imagination débridée » comme d’une étonnante lucidité, qui entretient nos doutes, jongle avec les conventions du genre comme avec notre bibliothèque, souligne lui-même ses dramatiques omissions et ambiguïtés, nous guide vers un scénario catastrophe de science-fiction… Dans ce premier roman qui se situe explicitement en droite ligne des faux journaux intimes ressortissant à un fantastique philosophique (Gogol, Maupassant, Sartre) et joue avec la référence cinématographique par excellence que constitue le film d’Hitchcock Les Oiseaux, nous assistons à la charognardisation des repères spatio-temporels comme du langage même :  le narrateur fait tournoyer autour de nous les mots-corbeaux, jusqu’à nous donner le tournis avec un agencement répétitif qui fait sortir la langue de ses gonds. De quoi nous clouer le bec ! Après ses impressionnants CharØgnards, le jeune écrivain retient la leçon gidienne en ne profitant pas de l’élan acquis : si, dans À tous les airs, il continue de jouer avec les protocoles romanesques, cette fois, dans une langue jouissive qui mêle humour noir de croque-mort, jeux typographiques et usage singulier des tirets, ce sont ceux du roman policier et de tout personnage de fiction traditionnel… Enfin, dans P.R.O.T.O.C.O.L., l’ôteur recourt à une stratégie déceptive, qui joue avec l’esprit romanesque de lecteurs dopés aux récits sérialisés. Dans cet Objet Littéraire Multipolaire & Pluridimensionnel (OLMP) qui égare les lecteurs dans un labyrinthe spatio-temporel et topique, tout est raconté au futur antérieur, à savoir depuis un temps apocalyptique et épileptique : les épilepses (notion évidemment non genettienne !), qui rythment la fresque avec les comptes à rebours et des « audios » plus ou moins contaminés par l’inaudible, constituent « l’épilogue éclaté » (formule de l’auteur dans un échange) d’une histoire dont le point de bascule mystérieux est un soir d’élection où apparaît l’acronyme P. R. O. T. O. C. O. L.

Rock$tar, quant à lui, nous plonge dans de subtils jeux de miroirs entre polar, roman gothique, farce ou encore récit excentrique, poussant jusqu’à l’extrême les protocoles romanesques de ces genres pour aboutir à un roman des plus déjantés ; entre narration et vignettes incrustées de type communicationnel (mails, faits divers et flashs info) ; entre mythologies plus ou moins infernales : musicale (la construction dramatique retorse commence par nous faire confondre Jon-Z, fan de Justin Ash qui vient de rater son suicide, et le chanteur vedette du groupe GEISH@ qui demeure introuvable,  sans compter tous ceux qui s’identifient à Justin Ash, à commencer par Steeve Monzain l’animateur du groupe Sonic Paste, auquel fait écho Ariel Lamoric, manageur de MamMotherEction, ou encore Søren Leroy, sosie de la rock$tar), mystique (les croyances mystiques de René Lamoric, le gourou du Cercle Apostolique des Sept Anges et de l’Agneau, attirent le mystificateur-mystifié Paul Gondrieux, cet universitaire aussi oscur qu’opportuniste qui s’érige en gourou des études post-cultuelles, entraînant sa thésarde Chiara, dont le compagnon photographe, Lionel, détient la dernière photo du mythe vivant) et même animalière (c’est au miroir du diabolique serpent biblique que la scène trash avec les squamates d’Ariel prend tout son sens).

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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