[Chronique] Carole Darricarrère, Une lecture mot à maux (à propos de Catherine Weinzaepflen, Un précipité)

[Chronique] Carole Darricarrère, Une lecture mot à maux (à propos de Catherine Weinzaepflen, Un précipité)

novembre 5, 2025
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[Chronique] Carole Darricarrère, Une lecture mot à maux (à propos de Catherine Weinzaepflen, Un précipité)

Catherine Weinzaepflen, Un précipité, Flammarion, en librairie depuis le 29 octobre 2025, 120 pages, 16 €, ISBN : 978-2-08-014363-1.

 

À quelques exceptions près, il n’existe à ma connaissance pas de meilleur stéthoscope que les œuvres d’art pour prendre le pouls de l’état du monde.

Il suffit d’ouvrir un livre de poésie contemporaine pour s’en convaincre. Non, la poésie n’est pas déconnectée de la réalité. Plus que jamais, tant par la forme que par le fond, elle est son obligée : un reflet à la croisée du collectif et du particulier.

Dès lors, quand le monde va mal et contamine la langue jusque dans les retranchements de sa psyché, comment faire acte de solidarité tout en restant fidèle à soi-même sur fond de chaos ?

Faire acte, ainsi en va-t-il de la voix de Catherine Weinzaepflen qui, poursuivant son travail d’introspection dans ce qui ressemble à une ultime tentative d’appropriation de son histoire personnelle, garde grande ouverte une oreille sur le monde : de l’intime à l’extime franchissant les espaces-temps à la faveur d’un set de raccourcis & d’appels d’air – hier/aujourd’hui, l’Alsace/l’Afrique/l’Ukraine – ce dispositif lapidant aussi bien son histoire personnelle que l’Histoire elle-même à hauteur de ce que l’Histoire fait à son tour à l’histoire et l’histoire enfin à la langue. L’ouvrage reposant sur une mise en abyme, la forme qu’il adopte et la direction qu’il prend procurent un sentiment de désœuvrement teinté de fatalité. Tournants. Émiettement du souvenir & délitement de l’enfance. Recul de l’écriture. Difficulté à trouver sa place et à s’identifier à son époque. Bruit de bottes en écho à la drôle de petite guerre intérieure que chacun se fait à soi-même.

Un précipité est un livre d’interférences. Elles fusent, du passé, de l’actualité autant que de l’avenir, des quatre points cardinaux, comme autant de motifs à interruption de tâche. S’y entrechoquent les conflits personnels qui l’agitent et les foyers de guerre qui y font écho et rythment nos existences. L’écriture & la lecture nous y ramenant ne s’avèrent ici d’aucun secours.

L’enfant intérieur, ce gardien qui babille depuis l’origine dans le hors-langue d’un état de grâce sans avoir à nommer ni penser les sensations brutes qui le submergent, en fait aussi les frais.

– tu penses quoi ? (demande Wendy à son amie)

– à quoi je pense ?

– non, penser, juste penser

– c’est quoi ?

Menue monnaie faisant figure de pourboire du continent confondant de l’innocence dont le forceps de la raison inexorablement nous sépare : le livre en atteste sans épanchement.

L’enfant Wendy reste in vivo un Autre, sorte de jumeau quasi étranger, le soi plus vrai que nature d’un moi : frayant entre les contradictions de l’existence, son éternité propre & miraculeuse est le portail de l’or du temps.

Wendy a beau grandir avec de plus en plus de netteté au fil des pages, la goutte-mère de son quant-à-soi ne s’apprivoisera pour autant jamais : l’enfant que l’on a été et qui nous constitue, de loin, à jamais, ce fantôme, ses poses, ses mues – ce reflet fondamental brouillon de l’âge adulte –, la part de ce qui se refuse à grandir en nous dès l’enfance, des années plus tard l’objectivité ne les révèle qu’en les trahissant.

Aucun travail de langue ne saurait le porter sinon le choix radical d’une écriture blanche en quête de dépouillement rejetant la tournure ; le joug d’une économie de style & de mots assumée faisant son lit de la suggestion ; le pain et l’eau d’un langage enfantin résolument lisible à portée de pensée ; un filet de minceur vapotant & s’évaporant à mesure qu’il traverse la page à la façon dont une verticale de condensation se résume en une signature flottant dans le ciel inversé de destinations & de pensées hors d’atteinte, confronté ici & maintenant au souffle viril d’une actualité saillante, laquelle favorise l’irruption d’une disruption de la pensée induisant associations spontanées et lectures sous-jacentes en écho à toutes les strates du temps.

De la cour de ferme d’antan à la batterie, la fin d’un monde rencontre la fin du monde, la fin de la calligraphie concorde avec la fin de l’écriture. La posture politicienne aura raison de la poésie au même titre que les épandages ont raison du bleu du ciel.

En regard des sables mouvants de l’évocation intime, le parti est pris d’inviter l’empreinte parasite de ces pensées stationnaires qui s’autogénèrent sous forme de sous-conversations et nous traversent à la jonction intempestive de l’omniprésent & de notre histoire personnelle. Ainsi se croisent, à l’aune du tranchant d’un coup d’épée, la remémoration de l’effroi primordial d’une scène de ménage vécue en bas-âge à hauteur de mollets & les stigmates que la narration médiatique de la guerre génère. De sorte qu’au fil des pages, les lignes de séparation & les lignes de fracture faisant en miroir barrage à la récitation perpétuelle de l’intime, quelque chose fait obstacle qui se répète et creuse un fossé dans lequel le passé & le présent in fine convergent et nous échappent.

On retrouvera dans ce précipité les fondamentaux propres à l’auteure : l’Afrique associée au père, l’Alsace à la mère, les résidus de son passé & les souvenirs doux-amers d’une certaine ruralité de longue date remplacée diminuant dans le recouvrement perpétuel du passage des années et la menace d’un chaos mondial, le collectif ayant raison du particulier, « l’extrême présent » du passé.

La grande histoire est-elle soluble dans la petite histoire et vice versa ? La réalité la plus abrupte dans la poésie ? Mélange des genres. Tension. Maux. Non-dits qui fusillent à petit feu. Mots qui fâchent blessent et divisent. Maux de la guerre et guerre des mots. Mot à maux que l’on ne saurait rayer du paysage sonore. Clous que l’on vous enfonce dans les oreilles. Cailloux tendus à l’arbalète. En vain oui, jets d’encre. Non, conflits de la pensée. Combat du pot de terre contre le pot de fer. Petites morts & sursauts de la poésie en direct rien à faire. Dessine-moi la paix. La politique en dernier recours ayant raison du poète. Salive de phoque.

Je retiens que « le pire est à venir » & que [l’] « on croit que/on pense que/or il n’y a pas d’enfance heureuse ».

Je me demande après Annie Le Brun (1942-2024) si « l’insurrection lyrique » envisagée comme « le développement d’une protestation » ne serait pas en dernier recours un remède souverain plutôt qu’un mal.

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librCritique

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