Paimpont, le 28 octobre 2025
Cher Brice,
Voici mon plaisir à rendre compte d’une vaste œuvre telle que la tienne, cette infatigable traversée des mondes et des temps sur les traces de l’humain que représente, àl’instar des trois précédents cycles, ce quatrième cycle de ton épopée-tourbillon, ayant totalement conscience du risque d’être trop élémentaire, donc rudimentaire, autrement dit très-imparfait dans ma lecture.

L’héritage du genre « épopée » n’est pas de charge légère, tant de nombreuses œuvres ou de nombreux épopéistes auront marqué l’histoire du genre, de L’épopée de Gilgamesh à toi, on citera très lacunairement L’Illiade et L’Odyssée, l’Edda, le Mahābhārata, Le Mabinogi, Le Dit du Genji, La Chanson de Roland, Les Lusiades, La
Divine Comédie, Hésiode, Virgile, Victor Hugo, Ezra Pound, William Carlos Williams, Pablo Neruda, Pierre Albert-Birot, sans oublier Le Seigneur des Anneaux de Tolkien ou bien encore, dussé-je faire souffrir les puristes, Le Trône de Fer de G. G. Martin, et plus près de nous : Jacques Darras, Patrick Beurard-Valdoye, Ivar Ch’Vavar, Patrick Quillier et Pierre Vinclair (très non-exhaustivement parlant). Cela pour un genre qui, dans son évolution, est lui-même une épopée, tant il a subi de grands mouvements l’indéfinissant incessamment, chamboulant les premières définitions. À chaque grand texte, sa redéfinition du genre, mais surtout son absolu, non pas dans la perspective d’un achèvement aboutissant sur le Beau, le Vrai, l’Idéal indépassable, mais comme ouverture sur une Totalité ouverte et généreuse. Chaque épopée ouvre sur un nouveau monde effondrant l’ancien. Souventes fois, l’épopée a troqué l’histoire nationale pour l’histoire individuelle. Une vaste entreprise est la tienne, qui nécessite courage et patience, puisque ces cycles d’Utopie sont prévus pour être 9, chaque cycle composé de 3 Livres de 3 chants (= 9 chants/cycle), chacun est le gros œuvre d’un grand œuvre ; autrement dit, l’œuvre d’une vie. Jouissant du pouvoir démiurgique de l’écrivain de jouer du Temps, tes chants ne répondent pas à une logique de numérotation ni à une chronologie universelle, c’est chamboule-tout et chaos. En revanche, ils reposent sur une construction stricte (le grand chiffre 9) et sur un principe de base : chaque chant associe un lieu (le Pérou, l’Afrique, Alexandrie, l’Iran, le Sahara…) et une figure (des philosophes, un alchimiste, une révolutionnaire, un moine…) habillée du prétexte pour aller fouiller l’histoire d’un lieu micro-métonymique du monde et en proposer une lecture de son histoire ballotée dans l’Histoire, suivant un
ordonnancement aléatoirement strict, créant un Non-Lieu, une U-topie, le Monde (le Monde tel que tu le rêves). Ta circumnavigation verbale est une attraction terrestre, une verbigération chamanique pour que sourde le Verbe de l’Histoire des humains et des sols qu’ils foulent. Ce verbe, il s’auto-engendre, emporté par son propre chaos, est composé d’échos ou d’entrechocs sonores (allitérations, assonances, homéotéleutes etc.), composé mêmement d’un vaste complexe de répétitions et d’énumérations où paronomases et hypozeuxes s’entrelacent et sculptent le Néant, ouvrent sur une Totalité inouïe, « Ça ouvre, ça œuvre, et ça ouvre et ça œuvre et ça acte, ça opère et ça acte, acte œuvrier, acte ouvrant et ouvreur et ouvré, acte ouvrier, acte opérant, ça ouvre en acte, ça œuvre en acte, et ça ouvre et ça œuvre et ça acte, acte ouvreur et ouvrant, acte opérant, opératoire et premier acte d’opéra, œuvre commune, comme un ouvroir ». D’échos en échos, et j’oserais dire, d’échaos en échaos, les poèmes élèvent une tour de babil, « chantonnons maintenant, par la parole du babil antécédant tout mot, tout temps, babil hors temps, pour trouver l’Or du temps, Bien caché dans la boue du temps sale : l’Enfant ». S’agirait-il de retrouver l’enfance de l’humanité dans l’enfance du Verbe ? Tes chants ne sont pas sans rappeler une épopée grandissime et d’un autre continent, cette œuvre-somme que sont les Galaxies de Haroldo de Campos (que je tiens pour œuvre immense et malheureusement méconnue) :
« et ici je commence et ici je me lance et ici j’avance ce commencement
et je relance et j’y pense quand on vit sous l’espèce du voyage ce n’est
pas le voyage qui compte mais le commencement du et pour ça je mesure et
l’épure s’épure et je m’élance écrire millepages mille-et-une pages pour en
finir avec en commencer avec l’écriture en finircommencer avec l’écriture… »1
C’est ce commencement sans fin qui est en jeu dans tes chants. Des chants qui comme les galaxies sont des myriades et des kyrielles de paroles. Animé d’un grand souffle, ils sont pneumatiques, chantent non pas l’homme, ni ses combats, mais le verbe, œuvrent pour un lyrisme du verbe. On entend le souffle créateur qui jamais ne s’essouffle et qui toujours génère une énergie pulsante, et ton énergie chamanique opérant sur la page vise à faire remonter l’énergie du néant dont est issu l’humain.
Les nombreux néologismes présents (mots-valises, agglutinations, percussions homonymiques) sont des trouées infinies de sens (« momenternellement ») nous projetant
dans une cosmologie quasi fabuleuse. Tentative cosmologique que j’ose relier avec l’œuvre de Du Bartas, La Sepmaine (1578), non pas au sens des hexamera antiques dont celle-ci participe et dont tu ne participes pas, mais au sens où tes chants sont une recréation du monde par le chiffre symbolique 9, le dernier chiffre, celui qui annonce une fin et un recommencement (aurais-tu donc créé l’ennéaéméron ?). Prolixité, foisonnance, luxuriance lexicale et sémantique et labilité miment le grouillement vitaliste des civilisations, font de ton opus un éon baroque, sempiternellement en mouvement ; commençant ; finissant ; recommençant ; un baroque qui n’est pas figé dans les XVIe et XVIIe siècles, mais qui se renouvelle à chaque époque grâce à des œuvres comme la tienne, néanmoins rattachée aux origines du baroque, en cela, descendante de l’œuvre baroque de Du Bartas. Tes ennéades cycliques louent (contradictoirement) l’humanité en ses vertus, qualités, vices et défauts : « Depuis les villes polluantes qu’il nous faut dépolluer, dévilliser des viles villes notre terre, Terre, à resacrer. »
À l’instar des Cantos de Pound, tes chants creusent jusqu’aux fondements de l’Histoire, civilisation après civilisation, forant avec ces figures choisies que j’évoquai l’histoire de telle ou telle civilisation, et tout comme les cantos poundiens, se révèlent être de véritables puits de science de l’humanité ; ça bout de références, qui souventes fois nous échappent, et c’est normal, le savoir humain est fait d’un grand insavoir.
Du Bartas, de Campos et Pound est un peu la trinité sous laquelle je placerais ton travail.
Est-ce que tu es las de ce monde ancien ? Non point, tes chants à la fois te vivifient et te détournent de la lassitude en frottant les mots les uns contre les autres ainsi provoquant des étincelles, celles du feu créateur (celui de l’enthousiasme à créer dans la boue du monde) :
« En attendant, le monde est de moins en moins monde, le doux de moins en moins doux,
et l’immonde est de plus en plus immonde, et l’amer de plus en plus amer.
C’est de plus en plus dur d’être doux dans le monde de plus en plus dur, certes.
Mais l’exigence est proportionnellement inverse à l’immonde grandissant. »
Tu écris plus loin :
« qui déteste le monde aime encore le monde.
or le monde me chaut et ne me chaut, et ni me chant ni ne me chaut
et m’a chalu, et ne me chaudra plus : je ne le vomis pas :
le monde n’est ni chaud, ni froid, ni chaud qui me chaille et ni froid qui ne me chaille. »
Donc, pour achever cette modeste missive faisant état d’un enthousiasme de lecture, j’ai lu plus qu’un livre-monde, mais un livre d’amour du monde malgré le monde.
Jean-Pascal Dubost
Brice Bonfanti, Chants d’Utopie, quatrième cycle, Sens & Tonka, octobre 2025, 216 pages, 19,50 €.
1 Haroldo de Campos, Galaxies, trad. Inês Oseki-Dépré & l’auteur, La Main Courante, 1998, cet extrait en est l’incipit.

![[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Brice Bonfanti au sujet des Chants d’Utopie, quatrième cycle](https://t-pas-net.com/librCritN/wp-content/uploads/2025/11/band-zoroastre.jpg)