[Entretien - création] Ce que les femmes font à la poésie (3) : Sandra Moussempès

[Entretien – création] Ce que les femmes font à la poésie (3) : Sandra Moussempès

février 24, 2022
in Category: Création, entretien, UNE
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[Entretien – création] Ce que les femmes font à la poésie (3) : Sandra Moussempès

Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée(P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux
éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.

Après l’entretien de Liliane Giraudon, voici celui de Sandra MOUSSEMPÈS.
Née à Paris en 1965, ancienne pensionnaire de la Villa Médicis, Sandra Moussempès a publié douze livres, parmi lesquels Cassandre à bout portant (Poésie/Flammarion 2021), Cinéma de l’affect (Boucles de voix off pour film fantôme) (éditions de l’Attente 2020), Colloque des télépathes & CD Post-Gradiva (éditions de l’Attente 2017), Sunny girls (Poésie/Flammarion 2015), Photogénie des ombres peintes (Poésie/Flammarion 2009). Son travail interroge les stéréotypes autour du féminin et les non-dits familiaux par le biais d’un environnement inquiétant, cinématographique et autofictif. Également artiste sonore et vocale, elle a réalisé 4 albums aux éditions de l’Attente et aux éditions Jou. Elle fait des lectures performées dans différents lieux dédiés à la poésie et l’art contemporain, notamment au Centre Pompidou, à la Fondation Louis Vuitton, au MAMCO de Genève, au Kunsthalle Mulhouse, au festival Actoral etc. Elle donne ponctuellement des workshops d’écriture créative dans des écoles d’art ou à l’université.

En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires (Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/

 

Entretien de Sandra Moussempès avec Fabrice Thumerel

  1. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?

Du bien, du mal, on en revient toujours au texte. Femme, homme, trans ou personne non binaire. Seule la singularité compte. Et l’intégrité de l’autrice (qui émane du texte).

  1. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ? 

Oui, sur le principe car il règne une vraie omerta. Certaines maisons d’édition publient toujours beaucoup beaucoup plus d’hommes. J’ai la chance que mes éditeurs, Henri Deluy chez Fourbis à l’époque, Yves Di Manno mon principal éditeur chez Flammarion et les éditions de l’Attente fassent l’inverse, mais c’est encore minoritaire.

D’un point de vue personnel, j’ai subi une tentative d’agression sexuelle dans ce milieu (pas du tout d’un homme dit de « pouvoir »). Également de nombreuses avances « tactiles ». Et je ne compte pas non plus les propos ou regards graveleux, propositions refusées suivies de représailles. Certains semblent être des habitués, comme ce poète ayant tenté de m’embrasser de force, qui avait usé de la même « tactique » avec une poète de mon entourage. La notion de « libertinage » ou de couple libre est également un des prétextes à beaucoup de dérives (et pas uniquement chez les hommes, même si c’est l’immense majorité). Celles qui refusent se voient vite fait taxées de puritanisme.

J’ai toujours préféré rester intègre, c’est un choix de vie. J’ai vu certaines femmes se servir de compagnons bien positionnés ou être stratèges en acceptant les avances de certains. Le MeToo de la poésie me semble un vœu pieux. Comment « libérer la parole » si personne ne veut la recevoir ?  Il faut le dire, le système patriarcal est parfois protégé par des femmes que ces « fonctionnements » arrangent. Il y a une misogynie en France (on aime d’ailleurs à dire que les pays anglo-saxons sont trop « puritains »), et cette misogynie n’est pas le fait exclusif des hommes.

Certains, de par leur petit pouvoir, petite fonction, sont dans une totale impunité. Pour peu qu’on soit isolée, il n’est pas toujours possible de « libérer » la parole de façon concrète, ou alors par le biais de tribunes, mais là encore c’est complexe. Il faut être plusieurs, et on préfère souvent « passer à autre chose » (c’est aussi ce que la société recommande pour tout), car pour certaines femmes, depuis l’adolescence c’est « la norme », il faut juste savoir esquiver. Ça n’est pas surprenant qu’en général les prises de parole se fassent des années après, voire jamais.

J’ai vécu il y a plusieurs années des violences conjugales, j’avais porté plainte contre l’homme en question et j’ai découvert que les compagnes d’avant et d’après ayant subi la même chose n’ont jamais porté plainte pour diverses raisons. Cet homme a été condamné plutôt légèrement, mais si ses autres victimes avaient porté plainte aussi, il n’aurait pas pu être en capacité de recommencer aussi facilement. Ainsi l’agresseur (qui parfois tue) s’en sort à bon compte et de nombreux prédateurs sexuels aussi, car là c’est encore plus difficile à prouver, qui plus est s’il ne s’agit « que » de tentatives. Les profils des femmes agressées sont aussi particuliers, des moments de vulnérabilité, un isolement, cela va de pair avec l’injonction au silence.

On pourrait évoquer bien sûr l’éducation faite aux petits garçons par leur mère d’ailleurs, qui indique justement la voie du féminin et joue beaucoup sur leur rapport aux femmes. J’ai un fils à qui j’ai pu transmettre toutes les valeurs qui me tiennent à cœur, l’élevant seule et en tant que femme artiste, il a vécu ancré dans ce réel et non dans des préceptes sur papier glacé.

Le MeToo de la poésie serait nécessaire mais risquerait aussi d’être réduit à une posture, parmi d’autres causes où apposer une signature à une tribune donne bonne conscience à peu de frais. Heureusement, il y a aussi des personnes qui s’engagent avec sincérité.

Si on ne prend pas en compte la complexité, les contradictions inhérentes au sexisme on ne peut pas parler d’authenticité d’un mouvement.

Plus globalement, dans la sphère intime et sociétale, je pense à titre personnel que la « libération sexuelle » a fait beaucoup de mal à certaines femmes avec des injonctions de « coolitude » qui arrangent les hommes. Cette « liberté sexuelle » fait le jeu non seulement des prédateurs mais aussi d’hommes qui s’estiment dans leur bon droit d’instrumentaliser des femmes puisque la « libération sexuelle » le leur permet. Les relations se définissent dans des cases bien pratiques dénuées de toute complexité : relation dite « sérieuse » sécurisante, voire maternante, sexe friend, polyamour (sans parler du libertinage) en alibi à une polygamie mal assumée. En voulant séparer passion physique et amour on développe aussi une désacralisation du lien. On occulte la spiritualité, le sacré, le sauvage. Tout ce qui échappe à un capitalisme de masse. Le mysticisme et les phénomènes paranormaux sont souvent « raillés » alors qu’ils participent du processus amoureux et créatif. Tous les artistes que j’aime, Marina Abramovic, Cindy Sherman, David Lynch, Emily Dickinson, Harmony Korine, possèdent ce troisième œil.

On voit aussi, pour revenir au milieu de la poésie, beaucoup de poètes très âgés avec de très jeunes femmes, c’est la norme, on ne voit pas l’inverse. Donc c’est aussi le reflet de la société avec le mythe de l’homme et de sa muse. Dans l’autre sens, cela est inconcevable. Non bienséant.

Je me donne le droit à la généralisation dans cet entretien et tous ne sont pas ainsi. J’ai d’excellentes relations avec des hommes respectueux que j’estime, dans ce milieu. Ils sont nombreux, poètes ou éditeurs, curateurs, critiques, à suivre mon travail ou avoir aidé à sa visibilité depuis longtemps : Henri Deluy, Yves Di Manno, Franck Pruja (avec Françoise Valéry), Paul-Louis Rossi, Paul Fournel, Jean-Max Collard, Hubert Colas, Johan Faerber, Hugues Robert, Antoine Boute, Alain Nicolas, Richard Blin, Eric Lynch ou John Stout outre-atlantique. La liste est très longue. Je ne peux pas tous les citer. De nouveaux surgissent. Tout comme certaines amitiés poétiques/cycliques avec Jean-Marc Baillieu, Serge Gavronsky, Philippe Beck, Charles Pennequin et bien d’autres.

Tout n’est pas aussi simple et tranché qu’on le penserait, certaines programmatrices n’invitent quasiment que des hommes, certains programmateurs font la part belle aux femmes.

Il n’est donc pas question de me victimiser mais de noter la complexité du phénomène de sexisme.

  1. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ? 

La première anthologie de femmes poètes publiée par Liliane Giraudon et Henri Deluy en 1995 a bien montré ce qui se passe en France. Des poètes hommes leur ont reproché cette anthologie, se sont plaints, des hommes ayant déjà une notoriété. Alors que ce type d’anthologie existait depuis bien longtemps dans d’autres pays notamment anglo-saxons.  Dans l’anthologie Lettres aux jeunes poétesses, j’évoque ce processus créatif indivisible et l’altérité qui s’y rapporte. J’ai publié mon premier livre en 1994 à une époque où effectivement il y avait peu de poétesses, et de ma génération encore moins. Je pense qu’avant tout l’écriture doit partir d’une nécessité vitale et non d’une posture artificielle où l’ego prévaut sur l’essence. Le genre, même s’il peut être repérable, n’est pas signifiant. J’écris dans ma lettre aux jeunes poétesses : « Accepte tes abattements et le trou béant qui parfois t’habitera, toute volonté d’écriture provient de ce vide-là qui ouvre ton corps depuis l’enfance. » 

Seule la singularité d’un univers peut ensuite cadrer avec cette définition de Liliane Giraudon. Pour revenir à la langue introuvable qui serait donc « féminine », je pense à mon travail sonore dans lequel je chante dans un langage inventé, que j’intègre à l’énonciation du poème. Qu’il s’agisse de mes livres ou de mes créations sonores. C’est la langue retrouvée, comme une sorte d’ensorcellement cinématographique, de médiumnité interne.

Ce langage de femmes qui se sont retrouvées souvent malmenées par des hommes, par des membres de leur famille, par leur inadaptation à un monde formaté ou aux faux semblants, c’est l’objet de mes livres, depuis 30 ans. J’y détourne les stéréotypes autour du féminin, du couple de la famille, via le cinéma et le spiritisme notamment ; de même, dans mon travail vocal où je convoque les états modifiés de conscience. Créer, écrire est le moyen de se réapproprier cet espace vital d’interaction avec le sens. Et peut-être qu’à cet endroit certaines femmes non conformistes, peuvent enfin exister.

Pour ma part, j’ai eu un père exceptionnel, Jacques Moussempès, parti trop tôt, qui, petite, me faisait lire la revue Sorcière, terme péjoratif alors qu’il est à l’essence même du féminin. J’écris aussi dans ma lettre aux jeunes poétesses : « Tu es là pour brouiller les pistes et non pour t’expliquer ». Il faut arrêter avec le besoin de se justifier d’exister et d’être singulière (« individual », disent les anglo-saxons). L’œuvre vaut en elle-même toutes les explications possibles. Certains artistes ne savent pas discourir eux-mêmes sur leur travail, je trouve cela plutôt rassurant. D’autres à l’inverse auront acquis une maîtrise parfaite de la manière de parler de leur travail, et plus de difficulté à créer un vrai univers. Il m’est important de me placer aussi vers l’invisible, au cœur de la tessiture, du phonème, voire de la pulsion élaborée ou restructurée comme une miniature. Je préfère laisser « l’analyse » aux chercheurs et aux universitaires qui écrivent sur mes livres et me font souvent redécouvrir ce qui m’anime moi-même. Un poème est une façon de me laisser aller à ce qui m’échappe. Comme dans les inventions de machines spectrales de Thomas Edison qui s’inscrivaient dans une science de l’intime à proximité des esprits. Que je convoque notamment dans mes deux derniers livres Cassandre à bout portant et Cinéma de l’affect (Boucles de voix off pour film fantôme).

 

Poèmes extraits de Cassandre à bout portant (Poésie/Flammarion, 2021)

 

Essai sur la nature d’une épouse fantôme (Chorégraphie)

La femme retenue dans ses filets
Sirène amnésique, fil d’appât tissé par Pénélope

Logeant l’un dans l’autre
Mouvements de la femme statufiée

Elle a failli quitter le poème & la pensée en faisant d’un trajet la forme d’un visage
Des comprimés de brume s’arrêtaient net devant la falaise : sauter-ne-pas

Le retour au poème est tapissé d’histoires contiguës
A prendre avec des pincettes assermentées

Il faudra lire et relire les poétesses marquées à vie par le vide
C’est le seul vers solitaire que je régurgite ici

Quitter la pièce en traversant la porte blindée devenue épouse
Elle-même dans un bruit de loquet

*

La dictature du Happy End

Des robes blanches en attente
Décimées au détriment d’autres robes blanches enfilées

Une seule affinité commune

Exacte réplique d’une véranda grand standing
Dont les invités rêvent d’emboutir les vitres

*

En accrochant mon manteau à une branche je veux pénétrer l’essence d’un personnage
Je t’ai demandé si les rivières profondes s’effacent lors de catastrophes et tu as su me répondre en dessinant la membrane d’un cercle nuageux
Reparlons de cinéma il aurait fallu tuer le personnage central sans faire sombrer le rôle
Je pourrais y voir une conjoncture ou la combustion lente d’une méduse

*

Cindy
Cinderella dans son carton d’emballage se hisse sous la cinquième roue du carrosse s’en veut d’avoir mal ficelé son projet cette nouvelle définition de l’ambivalence autour du prénom Cindy amputé de deux syllabes coupe-papier dans la bouche renaître avant minuit de ses cendres est un oracle en immersion merci de donner la notice d’entretien pour monter en grade dans son coeur quand la fillette fantôme maudit son packaging à l’intérieur d’elle-même il faudrait lui fournir en plus du kit de survie une expression comme à la sauvette

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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