[Dossier Libr-mai] Germain Tramier, La Belle Lurette, un roman oublié

mai 1, 2020
in Category: chronique, UNE
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[Dossier Libr-mai] Germain Tramier, La Belle Lurette, un roman oublié

En ce 1er Mai 2020 bien particulier, nous lançons un work in progress sur les écritures libr&critiques d’expression populaire et de critique sociale : on commencera par un écrivain oublié depuis belle lurette, hélas – histoire de lutter contre l’oubli

Dans une thèse sur Jean Forton, Catherine Rabier-Darnaudet rappelait la malchance qu’un certain nombre d’écrivains avaient connu au sortir de la seconde guerre mondiale. Outre Jean Forton, elle évoquait les noms de Paul Gadenne, Raymond Guérin, Georges Hyvernaud, Henri Calet. Tous ont pour point commun d’être dans cette situation particulière d’auteurs de niches, l’ayant été de leur vivant, le restant aux yeux de la postérité. Elle réexpliquait les raisons de leur oubli partiel, ni écrivains engagés, ni hussards, ni nouveau romancier, n’ayant souscrit à aucune famille littéraire de leur époque, il ne leur était resté que de survivre auprès de lecteurs épars, par la seule qualité de leurs livres. Et lisant les manuels scolaires, d’histoire littéraire, on comprend à quel point il est nécessaire de trouver un groupe auquel s’affilier. Les étiquettes sont bien pratiques, elles économisent la pensée. C’est ainsi que j’ai été conduit à me plonger dans le premier roman d’Henri Calet, La Belle lurette (1935).

“Il y a belle lurette”, cette expression qui détermine le titre du livre vient de la contraction de belle et du néologisme : hurette (heurette), une petite heure. Ça fait longtemps. Ça fait longtemps ce dont nous parle Calet, son enfance et son adolescence dans les années 10. L’expression clôture même son premier chapitre : « Il a galopé de Belleville à Grenelle. À travers Paris. En pleine belle lurette.  Et nous avons ri durant tout le voyage ». Ce mot « voyage » n’est pas sans rappeler l’autre livre d’un contemporain, le fameux Voyage au bout de la nuit. D’ailleurs, La Belle lurette frappe par sa ressemblance avec le roman de Céline : style oral, description de vies miséreuses, humour et bassesse et quelques miettes de sublime. Ce galop en pleine belle lurette s’inscrit dans la tradition littéraire de la vie comme un voyage, Calet nous propose de le suivre, il y a longtemps, jusqu’au terme désenchanté du livre : « Le chômage et les cris dans la crise, ce n’est plus la belle lurette ».

Mais ce n’était déjà pas rose, la belle lurette. Quelques années avant Mort à Crédit, Calet, son narrateur plutôt, évoque son enfance. Parents faux-monnayeurs anarchistes, maltraitance, mère emprisonnée, maladies nombreuses. Une ironie particulière se découvre dès les premières pages ; cette petite heure, il s’attache à la décrire pleinement, sans hypocrisie, trouvant d’emblée un ton où la violence tutoie une sorte de mélancolie enfantine : « La revanche se jouait à la maison, entre quatre murs. Ma mère recevait des coups durs dans sa belle figure. Son p’tit homme, raffermi, lui lançait, en faisant cela, des mots orduriers, des mots courts qui, après avoir servi d’insulte, venaient se placer dans ma mémoire. La chambre était traversée de clameurs. Calmé ou lassé, mon père sortait. Il s’en allait gueuler dans les rues voisines, tout seul, le feu au ventre. On dit de ces gens qu’ils ont le vin mauvais. Maman, les chichis défaits et pendants, geignait longuement, ployée contre le bois de lit.

— Ce n’est rien mon petit, disait-elle en tamponnant son visage bouffi et rougi. Elle me souriait et découvrait des gencives saignantes, presque édentées sur le devant. »

Puis le départ du père, l’arrivé d’un nouvel amant de sa mère, M. Antoine, son désormais beau-père, la pension, la vie continue.

Les personnages qu’évoquent Calet sont pour la plupart issus des classes les plus défavorisées. Ouvriers, tenanciers, prostituées, prisonniers, vendeurs de tuyaux hippiques, accoucheuses d’anges, faux-monnayeurs. Il n’en fait pas une image attendrissante du peuple, celui naïf des musettes, de la vie précaire au cœur bon. À l’image des patrons, professeurs ou directeurs, ces personnages, débrouillards, n’échappent pas à la caricature, ils n’en restent qu’un peu moins haïssables de par leurs conditions de vie. Mais si Calet ne romantise pas, le poétique peut surgir à tout lieu : « Après l’éveil, les prisonnières se rendaient ensemble – en file indienne – à la fosse, pour y vider les seaux d’eau sombre où nageaient les crottes de la nuit et, chaque matin, un détenu du quartier des hommes parvenait à glisser une missive amoureuse sous le couvercle du récipient de ma mère. Idylle partout, quand-même et jusqu’au bout. Sur le papier, il étalait ses projets, ses espoirs et ses rêves de petit voleur sentimental ».

Le point de vue de l’enfant, puis du jeune homme, sera conditionné tout au long du livre par ce qu’il entendra. Héritier des Confessions, il ne se donne jamais le beau rôle. Tour à tour fils d’anarchistes, patriote d’aspiration bourgeoise, bon ouvrier, puis gréviste, puis chômeur, le narrateur absorbe comme une éponge les discours qui l’entourent (jusqu’à une certaine misogynie), eux-mêmes déterminés par les événements historiques, de la première guerre mondiale à la crise qui la suit. La « belle lurette » se révèle être peu à peu le fantôme de la Belle Époque, moment où son beau-père Monsieur Antoine, surnommé Mémède, pouvait boire du Pernod sans se soucier d’argent. La déchirure provoquée par cette hallucination mondiale, meurtrière, a rendu inaccessible le voyage à cheval heureux dans les rues de la capitale. Mémède lui-même en a subi les conséquences. Après le retour du père détesté, c’est vers lui que le narrateur va chercher refuge :

 « En laissant couler mes larmes dans son gilet, le jour de la gifle de la blanche colombe et de la bave de crapaud, je vis sur le devant de sa chemise du sang de punaises écrasées ; tâches rougeâtres que cachait mal la cravate de piquée.

Ces bêtes venaient à lui depuis longtemps.

L’échelle sociale, il la descendait. »

Estropié, alcoolique, père de substitution, Mémède est à l’image du livre, de son style : il est ce que la guerre a laissé dans le quotidien, changeant jusqu’à la littérature qui n’est plus, chez Calet, une littérature du Pernod, mais du vin blanc, des bars d’usines et des quartiers populaires. Ce que nous laisse le livre, au sortir de la lecture, c’est l’impression d’avoir lu un véritable roman poétique sur la misère. Quelque chose qui n’était pas gratuit. Un roman violent qui, presque à chaque page, et sans complaisance, a su nous désarmer.

Henri Calet, La Belle lurette, 1935 ; rééd. 1979, L’imaginaire/Gallimard, 182 pages.

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