[Chronique] Fabrice Thumerel, L’univers réticulaire selon Bernard Stiegler

août 9, 2020
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[Chronique] Fabrice Thumerel, L’univers réticulaire selon Bernard Stiegler

Tout juste quelques jours après la disparition tragique du philosophe atypique Bernard Stiegler (1952-2020), on peut mesurer aussi bien le vide laissé que l’héritage légué : dans la lignée du matérialisme dialectique comme de la phénoménologie ou encore de l’École de Francfort, de Simondon, de Foucault comme de Deleuze, il a apporté une rare pensée critique qui développe à la fois une vision tragique de notre temps et un utopisme combatif. Au passage, on notera que, tout héritage philosophique étant inévitablement incomplet, dans l’exacte mesure où toute pensée est limitée par les conditions de sa production, il appartient à chaque penseur, en situation, de formuler des problèmes pertinents et de reproblématiser des questions anciennes, comme par exemple celle, métaphysique par excellence, de l’infini : « Après la mort de Dieu, que reste-t-il d’une possibilité, pour la folie, d’être encore, dans la pensée, ce qui saura com-poser l’analyse et la synthèse infinitisant la fin comme sa différance ? La disruption est la dramatisation de cette question, qui soulève mille nouveaux problèmes organologiques et pharmacologiques. Parmi ces problèmes, il y a avant tout le statut de cet organe noétique qu’est la « machine universelle » de Turing comme rêve noétique de la noèse comme exosomatisation » (Dans la disruption, p. 430). Stiegler prend ici comme point de départ le point de vue de Derrida, selon lequel le fameux cogito cartésien est fondé sur une folie qui le dépasse, une infinité nommée Dieu. La science s’étant substituée à Dieu avant d’être annexée par la technè, le problème est le mirage produit par une société hyperindustrielle qui a perdu la raison pour avoir foi dans l’hyper rationalisation : la maîtrise de l’infini au moyen de la rationalité algorithmique est de facto impossible. La folie capitaliste est de prétendre réduire la noèse à la technèse, le pharmakon à l’automaton ; or, comment articuler l’extériorisation numérique de notre mémoire (« fonctions analytiques de l’entendement »), limitée et synthétique, et l’exercice même de notre pensée humaine, c’est-à-dire « la fonction synthétique de la raison », spontané et théoriquement illimité ?

Contre le ludisme et le crétinisme triomphants, le technicisme et le transhumanisme du XXIe siècle, qui constituent sans doute les dernières ruses de l’idéologie néo-libérale, l’auteur de La Société automatique pose que nous vivons la phase ultime de l’Anthropocène, celle qui conduit à la déshumanisation, moment d’autant plus tragique que la société numérique est ambivalente, se présentant comme un monde de progrès qui renforce la néguentropie, tout en favorisant l’entropie : l’ironie tragique fait que, au moment même où l’hommoderne croit s’être libéré de la matière et des principaux déterminismes qui pèsent sur lui ontologiquement, c’est sa propre perte qu’il occasionne ; nouvel Œdipe, il se condamne dans le même temps qu’il entend exercer sa liberté. En ce sens, l’homo automaticus est un homo absurdus. Mais l’intellectuel critique ne cède pas au fatalisme : il nous revient de réinventer le monde en fondant un nouveau mode de vie (« a european way of life »), de le réenchanter en sortant du capitalisme pulsionnel, en luttant contre son « devenir-barbare » et en opposant la « valeur esprit » au « populisme industriel ».

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Jadis chair à canon, l’individu s’est mué en ego-à-consommation et désormais en gogo-à-rétentions : dans notre société réticulaire qui voit le triomphe de la gouvernementalité algorithmique, ces traces individuelles que sont les données personnelles permettent aux dispositifs rétentionnels de calculer et de programmer les protentions (volitions) de tout à chacun. Tracé, pixellisé, modélisé, on n’existe plus qu’au travers du prisme des prothèses numériques qui le déchargent de son poids existentiel ; désormais prime la rétention tertiaire (automatisation) sur les primaire (perception) et secondaire (imagination), de sorte que, dépossédé de son existence propre puisqu’il ne produit ni ne vit rien de singulier, ne s’attache à aucun objet singulier, cet homoncule n’a pas plus d’être que son avatar virtuel, aliéné comme pouvait l’être le travailleur prolétarisé : si l’ouvrier a été dessaisi de son savoir-faire technique par la machine, lui c’est son savoir-vivre qu’il perd ; le premier ne conservait que sa force de travail, le second ne dispose plus que de son pouvoir d’achat. Désœuvré, athymique, l’homo automaticus contemple de façon hypnotique le vide d’une société d’hypercontrôle nihiliste qui le plonge dans la misère symbolique. Le malaise dans notre civilisation hyperindustrielle, c’est la mainmise sur la production symbolique des industries de services, c’est-à-dire de ce que d’aucuns ont nommé le « capitalisme culturel » ou le « capitalisme cognitif » : la destruction des circuits de transindividuation et donc du processus d’individuation même vient parachever la désintégration du narcissisme primordial entreprise par une « déséconomie libidinale consumériste » qui a annihilé les mécanismes d’idéalisation et d’identification pour orienter la libido des consommateurs vers les objets consommés.

La disruption est précisément le processus d’extrême rationalisation qui, dépassant les puissances de la raison, mène au contrôle des corps et des esprits par des dispositifs rétentionnels et biotechnologiques, et par là même à l’irrationnel, à savoir à la folie et à la barbarie. C’est dire à quel point notre monde hyperindustriel ne fait plus société : aporétique, c’est-à-dire sans destination, il connaît bel et bien un destin tragique.

Reste cette question cruciale : peut-on être créatif dans l’univers numérique ? Laissons le dernier mot à Bernard Stiegler : « l’infrastructure numérique réticulée […] peut et doit être renversée en une infrastructure néguanthropique fondée sur une technologie digitale herméneutique mise au service de la désautomatisation, c’est-à-dire basée sur l’investissement collectif des gains de productivité issus de l’automatisation dans la culture des savoir-faire, savoir-vivre et savoir-concevoir en tant qu’ils sont par essence néguanthropiques et en cela producteurs d’une nouvelle valeur, seule capable d’instaurer l’ère porteuse d’une nouvelle solvabilité que nous appelons le Néguanthopocène » (La Société automatique, p. 34-35).

 

Bernard Stiegler en quelques livres :

La Technique et le Temps, 3 volumes, Galilée, 1994-2001 ; rééd., Fayard, 2018.

De la misère symbolique, 2 volumes, Galilée, 2004-2005 ; rééd. Flammarion, coll. « Champs essais », 2013.

États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, éditions Mille et une nuits, 2012.

La Société automatique, 1. L’Avenir du travail, Fayard, 2015.

Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, éditions Les Liens qui Libèrent, 2016.

– Avec le collectif Ars industrialis : Réenchanter le monde. La Valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion, 2006 ; rééd. coll. « Champs essais », 2008.

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