[Chronique] Mira Baek ou la mort vivante, par Tristan Felix

[Chronique] Mira Baek ou la mort vivante, par Tristan Felix

juillet 22, 2021
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Mira Baek ou la mort vivante, par Tristan Felix

Mira Baek Exposition « As-tu mangé du riz ? (Bab meog-eoss-eo) », Photographies, 17 juin- 9 juillet 2021, Galerie de la Maison Juste, 75011 Paris

 

Depuis quelques années, après l’estimable mouvement gothique, la mort fleurit sur tous les supports imaginables, empruntée commercialement et à tort et à travers à la culture mexicaine, entre autres, sous forme de têtes de morts plus clinquantes ou sinistres les unes que les autres, avec un faux goût de carnaval, à une époque où l’espèce humaine parie sur son éternité. Les vanités hollandaises du XVIIe siècle, quant à elles, mettent en scène la condition misérable de l’homme tout en faisant offrande sacrificielle de profusion de bouche ou d’objets à quelque ancien dieu païen. Certaines vanités ont été récupérées par un art contemporain conceptuel qui témoigne par le recours obscène à des matériaux hors de prix – ainsi que le souligne Annie Lebrun (Ce qui n’a pas de prix), que cite notre photographe – d’un rapport capitaliste à la création.

A la farce commerciale comme au gigantisme conquérant, à la confiscation des valeurs esthétiques notre artiste plasticienne, à la fois, sculptrice, vidéaste et photographe, oppose un regard pénétrant, attentif, émerveillé comme le serait celui d’une rêveuse face aux métamorphoses des nuages ou d’une enfant face à la naissance d’une libellule. Elle n’entend rien démontrer ni provoquer personne. Elle explore intensément les variations organiques de sa sculpture en toute ignorance de cause. Elle est ouverte à ce qui adviendra. En cela, à la merci des réactions de son objet, elle se place entre sujet et objet. L’expérience a duré dix-neuf jours, soit 456 heures, du 19 novembre 2020 au 6 décembre 2020.

As-tu mangé du riz ? 2 novembre 2020 à 18h, Photographie, Impression sur papier fine art Baryta, 35x27cm

 

Première étape : Mira Baek recouvre une tête de mort humaine de riz cuit sous certaines conditions atmosphériques. Seconde étape : elle photographie en les datant précisément les métamorphoses successives de la pourriture du riz. Ultime étape : elle ôte toute cette pâte devenue multicolore et voit réapparaître un crâne nu désormais taché de couleurs éclatantes. C’est donc que le riz cuit s’est bien accommodé de ce support organique de l’os au point d’y laisser ses empreintes. Tous deux ont interagi de la façon la plus inattendue. C’est tout le processus de création du vivant qui s’est mis à l’œuvre. Tout s’est passé comme si l’artiste avait redonné vie au crâne par la décomposition-recomposition d’une matière végétale, comme si elle lui avait demandé, en miroir : Bab meog-eoss-eo ? As-tu mangé du riz ? Question que l’on pose en Corée pour savoir comment on va, parce que le riz, ingrédient vital, accompagne traditionnellement tous les plats. Eh oui ! Le crâne a bien mangé du riz, du moins en a-t-il été recouvert et ses colorations, après qu’il est redevenu nu, attestent sans doute de son consentement à poursuivre l’aventure du vivant. La question, à valeur phatique, ici prend un sens performatif puisque le pourrissement du riz vaut, de fait, la question.

N’est-ce pas l’occasion de se demander pourquoi une telle question phatique qui met en communication est si rarement suivie de développement ? Paradoxalement, s’évacue le désir de savoir comment va l’autre dans l’énoncé même de la question. Ici, tout au contraire, la vanité répond patiemment à l’artiste qui s’interroge sur son devenir à travers l’image mouvante d’un crâne qui pourrait être le sien. La pensée de la mort se fait bienfaisante dans la mesure ou le flux organique est toujours prêt à toutes les alliances. Est-ce une légèreté feinte que ressent l’artiste ? N’y a-t-il pas une touche d’humour dans cette approche spéculaire ? Sans doute, tant il est vrai que l’humour sait rendre légères les angoisses, dans une alchimie psychique bien proche de celle, physique, de la décomposition organique.

As-tu mangé du riz ? 3 décembre 2020 à 17h, Photographie, Impression sur papier fine art Baryta, 40x27cm

 

La singularité de ce travail photographique tient à son organicité, l’image révélée arrêtant successivement le temps de pourrissement dans une forme évidemment choisie pour son étrange beauté. On ne sait rien de la mort, cette impensable – Vladimir Jankélévitch l’a longuement écrit ! Il n’y a plus qu’à mettre la main à la pâte, sculpter un premier suaire de riz immaculé, puis laisser faire les caprices du temps, une façon d’entrer dans le continuum très oriental de la vie et de la mort. La photographie est donc ici une scansion de la vie qui colonise la mort, une matérialisation du temps. La surface de l’image est celle d’un miroir que l’œil traverse et dans lequel il se voit se regarder, un exercice spirituel qui émerveille et, contre toute attente, distancie, apaise. On se prendrait à caresser les blancs cheveux mycologiques de la morte.

As-tu mangé du riz ? 3 décembre 2020 à 19h, Photographie, Impression sur papier fine art Baryta, 41x31cm

 

Les dix-huit clichés, merveilleusement tirés sur fond noir, font apparaître un archipel de formes de moins en moins reconnaissables mais qui, du même coup, offrent des paysages géologiques fantastiques où le rose, le vert, l’ocre, le rouge et le blanc font penser à des gemmes, des lichens ou des poulpes colonisés par des organismes calcaires, si bien que l’humain, l’animal, le végétal et le minéral retrouvent une cohérence originelle, au-delà de toute hiérarchie, celle à laquelle tient tant l’occident. C’est aussi le temps qu’à son insu l’artiste a façonné : le passé de ce crâne, ses métamorphoses successives comme signes d’un présent imprévisible et puis sa sympathie avec celle qui l’interroge sur son devenir, comme en une boule de cristal.

Bab jal meoggo jinae, Mange bien du riz, lit-on, en guise de salut, à la fin du petit catalogue élégamment édité par l’artiste elle-même. On tâchera de bien se nourrir, oui, de ces œuvres singulières.

Rares aujourd’hui sont les créateurs qui s’offrent à l’inconnu de leur démarche et nous font penser par le corps, en dehors de tout concept mortifère. La pensée de Mira Baek naît de son œuvre, pas l’inverse. Elle est devenue, et nous avec, l’objet de ce qu’elle a nourri. Elle pourrait bien croiser notre rapport au vivant que l’humanité met en très grand péril au nom de l’accaparement, par une poignée de prédateurs corrompus, des richesses terrestres qui devraient être le bien de chacun.

 

Site web : http://www.instagram.com/mirabaek.art

(Le petit catalogue est disponible auprès de l’artiste pour 5 €)

Mira Baek est artiste-plasticienne, née en 1976 en Corée du Sud, diplômée au Beaux-Arts de Versailles en 2014, vit et travaille en France depuis 2009.

À partir de son sujet elle développe une technique mixte entre la photographie, la vidéo, la sculpture, le dessin, l’installation, la gravure. Elle travaille à la manière répétitive, accumulative et s’intéresse à la corrélation entre la question et la réponse : entre la vie et la mort, le passage du temps, la transformation, le mouvement du vivant.

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