[Chronique] Annie Ernaux/Danielle Arbid, Passion simple, par Fabrice Thumerel

[Chronique] Annie Ernaux/Danielle Arbid, Passion simple, par Fabrice Thumerel

août 16, 2021
in Category: chronique, UNE
0 1771 74
[Chronique] Annie Ernaux/Danielle Arbid, Passion simple, par Fabrice Thumerel

Passion simple (2020), de Danielle Arbid, avec Laetitia Dosch, Sergei Polunin, Lou-Teymour Thion. [Bande-annonce]  [Photos : © Julien Roche]

 

Bien qu’elle suive le texte de près – jusque dans sa sextualité –, dans son film terminé en 2020 mais qui vient de sortir dans les salles avec un an de retard pour cause de pandémie, Danielle Arbid a réussi non pas une adaptation littéraire mais une réécriture filmique originale, d’abord pour cette raison première : l’histoire n’est pas celle d’une folle passion qu’éprouve une écrivaine reconnue de 49 ans pour un jeune Russe marié de 36 ans en mission diplomatique à Paris (A. dans Passion simple et S. dans le journal Se perdre), mais celle entre deux êtres qui rayonnent de jeunesse (31 pour Sergei Polunin et 40 ans pour Laetitia Dosch : la différence d’âge des acteurs ne crève pas l’écran) ; et l’époque n’est plus celle de la Chute du Mur de Berlin et de la perestroika menée par Gortbachev, mais la nôtre, celle de Poutine mais aussi de tout ce qui révolutionne les relations humaines, et notamment amoureuses (internet et téléphone portable)…

 

Une passion insensée…

 « Il m’a semblé que l’écriture devrait tendre à cela,
cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel,
cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »

« […] c’est ce retour, irréel, presque inexistant, qui donne à ma passion
tout son sens, qui est de ne pas en avoir, d’avoir été pendant deux ans
la réalité la plus violente qui soit et la moins explicable. »

(Passion simple, Gallimard, pp. 12 et 75).

 

La première moitié du film respecte le projet de l’écrivaine : ne pas faire « le récit d’une liaison », accumuler « seulement les signes d’une passion », en dresser l’inventaire. Nulle transcendance, pure immanence : la passion se vit dans le pur présent des sensations et des échanges, dans un espace et un temps donnés, dans la répétition des attentes et des éreintes – dans l’effarement. Nulle théorie, nulle explication : une femme désire un homme[1] contre tout bon sens, c’est tout. Rien d’autre à dire. D’autant que la réalisatrice laisse de côté la dimension socioculturelle : la transfuge de classe est séduite par un homme qui lui rappelle son milieu modeste et dont elle peut satisfaire les envies de luxe.

Signe des temps, la seconde partie réintroduit la chaîne explicative/normative : défaut d’éducation de la part d’une femme indigne / ex-mari indigné / prise en charge médicamenteuse de la dépressive… (Même si la narratrice du livre est la mère de deux étudiants et non d’un collégien, on trouve quand même ce type de phrase ernanien qui ne recule devant aucun interdit : « Que les enfants refusent l’évidence inscrite dans les yeux vagues, le silence absent de leur mère : ils ne comptent pas plus pour elle à certains moments que pour une chatte impatiente de courir de vieux chatons » (p. 26).

 

Un devenir-Autre

 « […] grâce à lui, je me suis approchée de la limite
qui me sépare de l’autre, au point d’imaginer parfois la franchir » (p. 76).

 

Passion simple : possession / obsession / aliénation. Tout simplement. Absolument.
Aimer passionnément, c’est être habité, hanté par l’Autre. C’est franchir la limite jusqu’à se perdre – jusqu’à l’abjection. (Que l’on songe également à l’adaptation au cinéma, en 2008, de L’Occupation/The Possession (2002), qui a précisément pour titre L’Autre, film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic, avec Dominique Blanc).

D’emblée, la narratrice du film reprend la phrase suivant un préambule qui nous plonge dans un film X : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. »

Nulle chronologie, mais un temps subjectif qui lie une vie à l’Autre : acheter des vêtements pour lui plaire, admirer les courbes masculines de la statuaire grecque en pensant à lui, lire des romans sentimentaux ou écouter des chansons sentimentales qui ramènent à lui… Sur ce dernier point, la B. O du film affirme ses propres références : les chansons de 1989 (« C’est fatal » de Sylvie Vartan, la fameuse « Lambada ») sont remplacées par des titres en anglais (et même « Ne me quitte pas » de Brel : « If you go away »). Au reste, ce n’est pas un hasard si Danielle Arbid insère des images du film de Resnais, Hiroshima mon amour (1959) : aimer, c’est tomber en catastrophe.

Depuis Passion simple (1992), l’œuvre d’Annie Ernaux explore la dépossession de soi, c’est-à-dire les diverses formes de relations pathologiques à l’Autre – sujet qui ne peut qu’intéresser le cinéma. Le rapprochement singulier qu’établit le texte entre la perte de A. et l’ « ancienne douleur » due à son avortement de 1961 annonce un autre sujet qui est traité cinématographiquement, cette fois par la caméra d’Audrey Diwan (L’Événement, avec Sandrine Bonnaire et Pio Marmaï, sortie probable d’ici fin 2021). 

 

 

[1] Le désir féminin n’est pas si courant que cela au cinéma – hors relations homosexuelles, depuis peu. Sans doute faut-il remonter à La Leçon de piano de Jane Campion (1993) pour retrouver une telle intensité.

, , , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

Autres articles

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *