[Libr-retour] Mario Levrero, Le Roman Lumineux, par Carole Darricarrère

[Libr-retour] Mario Levrero, Le Roman Lumineux, par Carole Darricarrère

août 31, 2022
in Category: chronique, UNE
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[Libr-retour] Mario Levrero, Le Roman Lumineux, par Carole Darricarrère

Mario Levrero, Le Roman Lumineux : chronique spontanée d’une expérience de lecture entendue comme une partie d’échecs dans laquelle l’auteur aurait la bonté d’offrir systématiquement au lecteur une seconde chance (traduit de l’espagnol (Uruguay) par Robert Amutio, Noir et Blanc, coll. « Notabilia », oct. 2021, 584 pages, 29€, ISBN : 978-2-88250-70).

 

« Nous ne devenons pas lumineux en regardant la lumière
mais en traversant nos propres ténèbres » (Carl Gustav Jung).

De Roberto Bolaño (1953-2003, Chili) à Mario Levrero (1940-2004, Uruguay) en passant par Carlos Liscano (1949, Uruguay), Roberto Juarroz (1925-1995, Argentine), Antonio Porchia (1885-1968, Argentine) et Octavio Paz (1914-1998, Mexique), j’avoue une franche prédilection pour la littérature latino-américaine, sa singularité, sa créativité, son génie poétique, sa psyché, les lucidités al dente qu’elle entretient avec la mort-en-soi – et tant d’humour à fond perdu -, cette pertinence viscérale à l’égard de la prescience, du surnaturel, de l’inconscient, de la souffrance et de la joie, du symbole comme de l’absurde.

*

« (…) je ne suis pas devenu écrivain par vocation, mais à cause de complexes raisons socio-politico-économico-psychiques. En cet instant précis, par exemple, plutôt que d’être en train d’écrire, je voudrais être en train d’inventer un jeu pour ordinateurs, de tourner un film, de jouer du Bach sur l’orgue d’une cathédrale ancienne (européenne), ou simplement en train d’introduire ma semence dans une série de ventres féminins, disposés en une file, l’un à côté de l’autre jusqu’où le regard porte. »

De retour d’une épopée estivale à contre-courant des ténèbres, je prends toutes affaires cessantes une bonne claque de lecture, s’agissant du je(u) de pistes tragicocasse d’une sorte de météorite cérébrale inclassable semblable à un mochi glacé ; je poursuis et achève la lecture introspective filée au long cours d’un ouvrage de digressions s’étageant dans différentes directions – & dimensions – telle une continuité de débords en proie à autant d’effondrements et de contradictions intestines : «  Je ne sais pas comment faire pour conserver le lecteur, pour qu’il poursuive sa lecture. » (…) « Je me rends compte que tout ça est mal raconté, je demande au présumé lecteur de m’excuser de l’avoir mêlé à ces tentatives de mettre en ordre mon esprit grâce à l’écriture. » (…) « (…) je ne suis plus un écrivain, je n’ai jamais voulu l’être, je n’ai pas envie d’écrire (…) écrire a cessé de m’amuser et de me donner une identité. » En conséquence de quoi, « Le Roman lumineux, roman ou quoi que ce soit d’autre, doit avoir une vie totalement indépendante. », et il l’a : « là voyage un moi plus grand que presque tous les autres ensemble, même si sa destination est aussi incertaine que celle des autres ».

Le Roman Lumineux est un chef-d’œuvre bipolaire magistral qui se mérite, sorte d’OLNI de la littérature fragmentaire et compagnon singulier d’une quête métaphysique sans concession qui n’exclue ni l’ennui ni la drôlerie ni la transcendance, ni le rêve ni le principe de réalité, ni la matière ni l’esprit, ni le génie ni son petit brin nécessaire de folie, ni Dieu ni la fourmi, n’écarte ni le soleil noir de la lucidité ni les atours vénusiens de la lune, ni l’autodérision ni l’excentricité. Cet authentique journal autocritique aux allures confessionnelles d’autoportrait, cette traversée concrète des ténèbres émaillée d’échappées mystiques prétexte à mille et un détours et autant de développements savamment tenus, offrent une étude transversale bouleversante d’honnêteté de la complexité de la psyché humaine, de la procrastination – remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même – à l’acrasie – agir à l’encontre de son meilleur jugement – jusqu’à la compréhension intime des ressorts mentaux qui balisent et sabotent notre quotidien en passant par tous les maux et les aléas de la condition humaine, en douterait-on encore : l’enfer, c’est soi-même.

Chez Mario Levrero toutes les digressions sont capillaires et tissées d’alternances, de résonances, de résurgences et autant de submersions ouvrant sur de multiples mutations, bien que toutes ramènent scrupuleusement au centre ; au centre se trouve la conscience supérieure dans laquelle se niche la compréhension éclairée d’une vie, son centre de gravité : « Qui suis-je ? » ; ce que Mario Levrero nomme « la connaissance », qu’il oppose frontalement à « l’infini aveuglement de l’homme », se jouant du sujet et le creusant sans répit à la manière obsédante de ces souvenirs impromptus qui fleurissent du néant telles des taches de maturité et nous immergent tête à l’envers dans le hors-temps d’une mise à nu.

« Qui m’avait donc interdit de penser ? (…) De penser, je veux dire, dans une direction déterminée ; ou de ne pas penser et de pouvoir laisser l’esprit vide, pour qu’une autre pensée autonome, sous-jacente, puisse émerger dans la conscience. »

En d’autres termes, le roman lumineux – cet opus perché d’expansions désarmantes composé de 4-5 chapitres comme autant de communions et ponctué de points d’acmé comme autant d’orgasmes soit de catharsis – qui occupe à proprement parler une centaine de pages sur les presque 600 qui constituent l’œuvre – dès lors que « l’inspiration cède au travail de l’ouvrier, brique par brique » – est l’apothéose prémonitoire et l’éblouissant accomplissement (l’eurêka) du journal reptilien de symptômes (pouvant également être considéré comme un programme d’échauffements) d’une conscience maniaco-dépressive percluse de routines, d’obsessions, de doutes, de penchants kafkaïens montés en épingles de neige et autant d’addictions, accouchant d’elle-même au jour le jour sans rien épargner au lecteur ; la lecture à fleur de nerfs qui s’ensuit prend l’allure d’un jeu de patience méticuleusement maîtrisé gratifié in extremis d’une expérience authentiquement jubilatoire ponctuée de bouffées d’adrénaline libérant ces précieuses hormones du bonheur qui accompagnent toute stimulation intellectuelle d’intensité supérieure ; lire devient alors pour le lecteur averti une source inouïe de plénitude, s’agissant ici au sens propre comme au sens figuré d’une délivrance, comme si l’auteur le texte et le lecteur d’un même accord, soudainement expulsés de leur moi de souffrance, étaient propulsés sans transition dans un tunnel télépathique d’évidences, de justesse, d’ordre et de sens. Je comparerais volontiers le « journal de la bourse » au purgatoire d’une traversée du désert (page 17 à 462, la serrure) et le « roman lumineux » (page 463 à 575, la clef) à quelque éden réservé au terme d’un long cheminement initiatique à de rares disciples assidus (Auteur et Lecteur confondus). L’on ne sera pas étonnés d’apprendre que cette somme testamentaire constitue comme par hasard le dernier livre de Mario Levrero : ayant complété son Grand Œuvre visionnaire il ne restait plus à l’auteur qu’à poursuivre hors temps sa trajectoire.

« (…) y a-t-il quelqu’un, bon sang, qui soit satisfait avec cette chose qu’on appelle la ²réalité² ? Y a-t-il un imbécile qui croie que le monde est habitable ? Oui, oui, je sais ; il y en a des tas, des tas et des tas. Passons. »

*

On peut aussi (re)lire tout ou partie de ce livre comme un cours magistral sans ostentation de Littérature existentielle appliquée tout en rendant au « daimon » la part de l’ange qui lui revient, cette intelligence autonome capricieuse et intuitive qui ne relève ni de la méthode ni du travail de langue et qui mystérieusement nous dépasse.

« Nous voulons écrire quelque chose qui retentisse comme un hymne, qui réveille les esprits endormis, qui fasse vibrer la dimension ignorée en ondes irrésistibles (…) ».

Et si vous ne comprenez rien à tout ce charabia, lecteurs lisez, lisez dans le texte cet anti-roman qui n’est pas non plus un journal au sens domestique mais l’œuvre méditative à haute valeur poétique d’un génie révélé qui me manque déjà.

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