[Chronique] Kārlis Vērdiņš, Adultes, traduit du letton par Nicolas Auzanneau, par Jean Renaud

[Chronique] Kārlis Vērdiņš, Adultes, traduit du letton par Nicolas Auzanneau, par Jean Renaud

septembre 23, 2023
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[Chronique] Kārlis Vērdiņš, Adultes, traduit du letton par Nicolas Auzanneau, par Jean Renaud

Kārlis Vērdiņš, Adultes, traduit du letton par Nicolas Auzanneau, éditions Le Boustrographe, printemps 2023 [titre original : Pieaugušie, 2015], 105 pages, 12 €, ISBN : 978-2-9602309-1-8.

De la littérature lettone, nous ne connaissons en France que peu d’ouvrages. N’ont été traduits à ce jour, sauf erreur, que trois romans, trois recueils de nouvelles et trois livres de poésie. C’est ici, en fait de poésie, le quatrième. Disons tout de suite que l’auteur est non seulement célèbre dans son pays, récompensé par des prix nombreux, mais qu’il est déjà largement traduit.

Le titre, comme ont immédiatement souligné les commentateurs, pose la question (si le mot convient) du passage à l’âge adulte. Mais on n’est pas devant une confidence, une simple (et par hypothèse, émouvante) chronique de soi. Comme l’indique le pluriel, il s’agit – de façon insistante, mais sans ordre, sans projet didactique – de l’adulte qu’on est ou qu’on n’est pas, qu’on devient ou non, et de ceux dont on est entouré, les autres, tous les autres, figures pareilles et dissemblables, responsables ou non du monde dans lequel on se trouve contraint de vivre.

Le temps (que le titre implique) est donc autant celui dont on fait l’épreuve que celui, plus vaste, de l’histoire du pays nommé Lettonie. Des poèmes sont intitulés “1991”, “2008” (des notes nous éclairent sur la signification de ces dates). Il est question des “années quatre-vingt-dix – ère de frénésie”. Il est question des “tanks” et des “tribunes” qu’“on arrive tout juste à distinguer” sur “un vieux téléviseur qui grésille”. Il est question du “vide idéologique”, de “la privatisation partout à l’œuvre”…

Les poèmes – le plus souvent scènes ou tableaux brefs, intenses, accablants – évoquent une population abondante, vague ou précise, par instants pittoresque. Autour de “je”, lequel reste flottant, discontinu, mal déterminé, on trouve “tu”, “vous”, “il”, “ils”, “elle”, “on”. Puis toutes sortes de personnages ordinaires, à peine définis : “collègues, amis, copains d’école”, “l’infirmière”, “la prof de littérature”, “le pépère russe”, “ton frère le communiste”, “ton frère l’exilé”, “un flic”, “un gars qui pisse”, “l’épidémiologiste”, “un ex-kolkhosien”, “des paysans des faubourgs qui vendent leurs patates”, “les tontons et les tatas”, “des marmots”, les “James Bond fatigués dune vie bien rangée”… Et, si les personnages sont nombreux, les lieux et les objets ne le sont pas moins : “le canal”, “l’angle d’un hangar”, “l’hosto”, “le trolleybus”, et puis “les bruits de vaisselle”, “l’évier de la cuisine”, “les nouilles de la cantine”, “la lampe couverte de poussière”, “les vieilles nippes”, “la télé”, la “bière” et la “vodka”, “les piles de bouquins”… De la vie, chacun, “dans le flacon à moitié vide du quotidien”, fait ce quil peut. Elle se compose de gestes rudimentaires : “bouffer”, “boire”, “pérorer”, “téléphoner”, “vider la boîte aux lettres”, “opiner du chef”, “mater des films”, “faire l’amour”, “se masturber”, “se laver”… À quoi peuvent s’ajouter des “épisodes obscènes”, ou l’embarras amoureux : “Oui hyper envie d’un truc durable / Passé trente ans ça devient difficile”.

Mais le livre ne donne pas pour autant un tableau qu’on pourrait dire, distraitement, réaliste. À cela plusieurs raisons. Il arrive, d’abord, que le quotidien tourne au fantastique, à l’hallucination. Par exemple : “Un beau jour ma main reprit sa liberté” ; “Un dragon peut fondre sur moi et m’emporter dans sa caverne”. Ou bien cette rêverie absurde : “cherche au hasard une fenêtre entrouverte / [pour] te hisser dans l’appartement / et lancer aux habitants : C’est ici chez moi !”

Telle scène a de vagues allures d’apologue : “Notre ex-voisin était un robot de première génération.” Telle autre reprend et déforme un passage célèbre de l’Évangile :  “Je veux faire mon entrée dans la ville à dos d’ânesse…”

Mais, sans aller jusqu’au fantastique, le banal se trouve, de façon quasi constante, plus ou moins accusé, accentué, tordu, corrompu. Des détails font l’objet d’une insistance bizarre, comme il arrive chez un Gombrovicz. Par exemple : “Dans le square municipal, la jeune fille met à sécher son string”. Ou, plus simplement encore, au plus près du réel ordinaire : “Une main aimante a salé de bon cœur les nouilles de la cantine” ; “Tu es là dans la baignoire et tu te savonnes l’entrejambe”. Ni tragique ni pathos, mais, devant le réel, l’impression double de proximité et d’étrange distance, comme si vertige et lucidité marchaient du même pas. Ironie, évidemment – celle des romantiques allemands. Là réside sans doute le plus singulier, le plus fort, le plus troublant de ces poèmes.

Ce qui n’empêche pas, toutefois, qu’on trouve aussi, ici et là, des phrases nettes, de franches déclarations, et qu’on soit tenté de les recueillir, parce qu’elles résumeraient le sens “profond” – et simple – du livre. Par exemple : “je bouffe la haine comme le lombric la terre” ; “moi que des mots comme victoire succès réussite / laissent désormais tremblant de dégoût” ; “japprends à ne pas exister quand ce nest pas nécessaire” ; “Qu’on ne s’avise pas de m’aimer” ; “des années ainsi durera notre nuit”.

C’est ici un livre intense, elliptique, violent, impatient, précipité – ou, plus exactement peut-être, à la fois humble et rageur, mesuré et brutal. Malgré sa noirceur, il n’affiche aucune protestation, aucune pose “romantique”, aucun apitoiement sur soi.

On notera enfin, d’un poème à l’autre, la variété des formes : vers ou prose, chansons, ritournelles, échos de comptines. Ce qui donne au recueil une sorte de légèreté, de souplesse. Malgré l’évocation d’un enfermement, une liberté se tient là, ultime ressource, refus de tout engluement.

Quant à la traduction, à qui ne connaît pas la langue lettone, elle paraît excellente, tant le texte français est présent, fort, tant il s’offre au désir du lecteur.

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