[Chronique] Tristan Felix, Mettre la pâtée ou faire société ?

[Chronique] Tristan Felix, Mettre la pâtée ou faire société ?

janvier 19, 2025
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Tristan Felix, Mettre la pâtée ou faire société ?

Pour ne pas ajouter à la confusion que pourrait engendrer un tel suffixe essentialiste – ah ! déjà je bute sur l’isthme d’un-isme, si pratique, hélas, pour se débarrasser des scories de la diversité et obscurcir la pensée – il sied – j’allais gourdement écrire « il suffit » –, sacrifiant là encore à une impulsion réductrice, il sied donc, plus modestement, de ne confondre les abstractions en -té et les concrétions en -tée. Ainsi mettre la pâtée à quelqu’un (du latin tardif pasta) est autrement plus concret, vécu, senti, percuté que faire société (du latin societas), surtout à une époque où tout millimètre carré d’entente, de rencontre, de protestation, de subversion, de friche mentale est radicalement proscrit par les chiens de garde. Wouah ! Wouah ! Comme il est épineux de dire, car là un roncier, là un nid de poule, là une fondrière, là une congère, là un abîme… Un si petit suffixe et le corps de la langue est sens dessus dessous !

La grande perversion langagière à l’œuvre provient de ce que cet outil, plutôt cette puce électronique, du latin -tas (au nominatif), -tatis (au génitif, car imparisyllabique), véritable pompe aspirante à la gorge de certains adjectifs, les vide de leur portée attributive pour les fourrer d’une substance fort importune au corps originel. Le nématomorphe, grand pervers narcissique, fait mieux encore : afin d’assurer sa reproduction dans l’eau, il s’immisce à l’intérieur du corps de son hôte, un grillon par exemple, et à coup de protéines crétinisantes dévore de l’intérieur ses organes non vitaux, jusqu’à le pousser à plonger dans une piscine ou une mare… Renseignez-vous. À ce point-là, il y a arnaque et main basse, usurpation de l’hôte qui se met à faire ce qui lui est fatal. La « citoyenneté » contemporaine est ainsi devenue l’état de qui fait corps avec le roi, c’est-à-dire se désolidarise de tous ses concitoyens au point de jouir de les dénoncer, de leur crever les pneus pour les éliminer de la course. La sécurité policière consiste de même, au lieu de protéger le citoyen, à lui crever l’œil ou l’amputer d’une main. La grande artiste surréaliste Toyen avait déjà dû pressentir l’entourloupe en se castrant le ci- (en rien un préfixe) dans l’espoir de se sauver de tout totalitarisme.

J’ai l’air de rigoler, mais je suis on ne peut plus sérieuse. Déjà qu’on a fait le deuil de tout le réel par le truchement magique des mots, si leur contenu s’en trouve renversé, il y a là évidente intention de rendre fou. Chomsky, Orwell, merci de nous avoir éclairée… Donc le suffixe -té, absolument étranger à la fin (au sevrage ?) de l’innocente tétée, contient un virus redoutablement offusquant, et, comme tout virus, doit se propager pour survivre. La contamination par le suffixe -té est plus subtile encore que celle par confiscation nominale, car elle agit en terrain conquis : la dérivation nominale à partir du connu qu’est l’adjectif qualificatif : fier – fierté. De fait, l’humanisme, le vivant, la compétence, les savoir-faire/être/nager/courir/compter/lire, le pas de côté, la résilience, le spoil, le vivre ensemble, le divulgâche, l’écologie, la révolution, entre autres multiples détournements tape à l’œil, sentent bien pire qu’un putois. On les a roulés dans des cadavres de pensée pour que surtout on ne les reconnaisse plus. En véritables prédateurs politiques. Ce n’est pas nouveau mais c’est devenu intensif, voire systémique. Assurément, la langue recèle en ses tréfonds une plasticité, bien pire une propension au renversement proprement stupéfiante. De l’ironie, au verlan, à l’antiphrase, en passant par l’oxymore, le palindrome, la contrepèterie et autre tête à queue, la langue est janusienne. Pire, elle est comme une feuille de papier dont le recto colle au verso, définitivement.

Sauf qu’il s’agit en l’occurrence de coups d’état en lousdé, avec notre suffixe -té. Plus douce aurait l’air la sororité ? Soyons prudente, elle genre (puisqu’on y « entend « sœur ») une sympathie pour l’opposer à la fraternité (on n’y entendait guère « frère »), ce mot féminin forgé sur un substantif masculin… Pour les unir, croyez-vous ? La revendication très légitime d’une égalité (encore faudrait-il s’entendre sur cet aplatissement des différences), lorsqu’elle devient systématique, vire à l’idéologie, à une forme de terreur mentale, au fratricide. Un si petit suffixe capable de monter sur le trône pour… puiser sa part de valeur masculine. Mais c’est soror et frater qui sont en cause pas cet appendice caudal ! direz-vous. Détrompez-vous. Comme suggéré plus haut, ce discret suffixe est un canal à potentiel malveillant sous des allures de respectabilité conceptuelle. Il se pare d’universalité, de neutralité, de pureté, de déité. Alors, si la citoyenneté est discrètement l’art de se désolidariser, de même la modernité est l’art de régresser au prétexte qu’il faut vivre avec son temps quitte à se suicider si un 49.3 l’édicte et la liberté se définit par la soumission à sa propre condition sociale. Oh, je m’emporte, je m’emporte…

C’est l’esprit saint, pas moins, qui irradie en -té l’attribut – soit cette carne d’adjectif qualificatif placardé au fond de la caverne – de sa vérité divine, idéelle. Depuis les mythes de la caverne et de la Tour de Babel, l’humain ne se sent plus penser. Son effondrement atteste de la réalité d’une vérité perdue que la langue, se retournant dans une incessante crise d’épilepsie, n’a de cesse de restaurer. La substantialisation en -té nous déifie à notre insu alors que nous ne songeons qu’à argumenter, disputer, plaider, déplaçant de la sorte des blocs de sens dont on a évacué la fragile incertitude, la variabilité singulière, ce défaut de fabrication qui tant sied à l’invention du sens, à sa cavale, à son caprice. Lorsque je dis d’un être qu’il est sensible ou monstrueux, chacun interprète l’adjectif en fonction de son expérience personnelle mais lorsque je parle de sa sensibili-té, s’opère immédiatement une réduction du sensible justement, des qualités perceptives de cet être. Si l’épithète ou l’attribut incarne, le substantif en -té, abstrait du réel, efface toute bigarrure pour présenter une sorte de monade. On peut certes encore interpréter variablement le nom suffixé en -té mais cette variabilité se désarrime du sujet porteur.

On ne peut toutefois incriminer jusqu’à le pendre ce suffixe qui rend de si grands services, tirant les noms vers le haut, leur offrant une chaire à défaut de chair. Peut-être pouvons-nous nous méfier de certains de ses adhérents, les manipuler avec circonspection, éventuellement détacher le suffixe quelque instant pour vérifier que le cœur de l’adjectif bat encore.

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1 comment

  1. Matthieu Lorin
    Reply

    Excellent article, comme toujours de la part de Tristan Felix, laquelle décortique les mots pour mieux voir ce qu’il y a sous le revers de la peau de notre société.
    Le langage au service d’une cause qui sert à vider celui-ci de toute substance, voilà ce qu’on nous propose de découvrir. On apprend, du moins « j’apprends », l’existence du nématomorphe: les détours utilisés sont éclairants, ils nourrissent une pensée comme force d’action. Bravo à elle.

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