Béatrice Bienville, CHLRDCN Trop beau pour y voir, éditons Théâtrales, avril 2025, 80 pages, 12 €, ISBN : 978-284260-967-2.
Le texte de Beatrice Bienville – autrice, dramaturge et metteuse en scène qui a grandi en Guadeloupe et vit aujourd’hui à Marseille –, édité par les éditions Théâtrales en avril dernier, est donc un texte de théâtre. Saluons ici ces éditions qui n’hésitent pas à publier, contre toute logique de production, un texte avec plus de 27 personnages ; il est vrai que l’heureuse devise de la Maison est « Le Théâtre ça se lit aussi ».
Disons le tout de go, le titre CHLRDCN est imprononçable, mais le sous-titre nous sauve (ouf) : « trop beau pour y voir ». Ce sous-titre fait directement référence à la citation de Suzanne Césaire, portée en exergue, et issue de l’article Le grand camouflage qui clôt le dernier numéro de la Revue Tropiques, en 1945 : « … si mes Antilles sont belles, c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi, c’est qu’il fait certes trop beau, ce jour-là, pour y voir ».
Avec ce sous-titre, avec cette clé donnée par Suzanne Césaire, nous entrons directement dans le vif du sujet.
Le texte revient, en même temps que sa protagoniste principale, Zoé, sur ses terres natales, et sur le vaste scandale sanitaire qui a contaminé pour plus de cent ans les Antilles.
C’est que le mystérieux CHLRDCN du titre est l’acronyme imprononçable (on décèle d’emblée l’humour – jamais cynique – qui parcourt l’ensemble du texte) du chlordécone, un pesticide ultra toxique utilisé dans les bananeraies de la Guadeloupe et de la Martinique pour lutter contre le charançon du bananier. Pourtant classé toxique dès 1979, et interdit en France en 1990, il est utilisé jusqu’en 1993 aux Antilles grâce à des dérogations signées par les ministres de l’agriculture de l’époque. Ce pesticide puissant a contaminé « sols, rivières, poissons, crustacés, légumes, racines, et jusqu’à la population elle-même »[1]…
Loin des « textes à thèmes » qui font la quasi-totalité du théâtre contemporain, Béatrice Bienville s’empare à bras le corps du sujet pour en faire un thriller théâtral (la forme est rare) aussi palpitant que réussit, empreint d’un humour toujours bienvenu, mêlant les registres et jouant, parfois façon cut-up, de matières textuelles hétérogènes.
Il y a dans ce texte du théâtre documentaire, rien n’y est faux, tout y est parfaitement documenté, sans pour autant verser dans le poncif « tiré de faits réels » : « Palais de l’Elysée – 2019. / Rencontre avec les maires des outre-mer. Le président Emmanuel Macron en cravate bleu marine et chemise blanche, manches retroussées aux coudes. Un micro à la main. Agnès Buzyn à ses côtés (…) Je vais parler sous le contrôle de la ministre/ Agnès Buzyn se gratte la gorge. / C’est que / Faut pas dire que c’est / Cancérigène. / (…) Agnès Buzyn éternue), de la publicité : “Un homme noir, torse nu, dans un décor de cases et de palmiers / il chante : Tout blanc est venu / tout blanc avec son blanc chapeau…”, du cinéma américain à suspens : « Previously-Hopewell – USA – 1975 / Dans un laboratoire d’analyses / Tony – Oh my god Jimmy ! You will not believe what I just found out !! / Jimmy – What ??? Tell me / Tony – You know, the worker guy… I tested his blood !! It’s fucking impossible ! », des interludes musicaux : Harry Belafonte et le Day-O, the Banana Boat Song avec appels et réponses reprises par un chœur…
Dans un tissage mêlant les époques, les personnages fictifs et réels, les registres langagiers, ne s’épargnant pas les anachronismes et se défiant de la chronologie pour mieux appuyer la persistance et la durabilité de la contamination, l’autrice révèle tout en douceur une écriture aussi affûtée qu’implacable, inscrivant intelligemment son texte dans la mouvance décoloniale.
On imagine combien la mise en scène, passant des scènes intimes avec l’histoire familiale de Zoé aux reconstitutions documentaires, pourrait être réjouissante ; et le texte, d’une grande puissance visuelle – en ce sens, la forme théâtrale est pleinement réussie – existe cependant à sa simple lecture dans toute sa potentialité.
Ce retour au pays natal de Zoé se termine par un épilogue qui invite, comme avec google earth, à zoomer puis dézoomer : « On recule encore / Voici mon île / Ce n’est qu’une île / 1628 kilomètres carré entre la mer des Caraïbes et l’Atlantique / On dézoome encore et c’est une miette entre les deux morceaux d’Amérique / Dézoome encore / C’est une miette sur une boule bleue / C’est une poussière dans un univers / C’est mon île / Tu ne trouves pas que vraiment elle est / Trop belle » … et la boucle, rejoignant l’incipit, se change en anneau de Möbius…
[1] Scandale sanitaire aux Antilles : qu’est-ce que le chlordécone ? Par Faustine Vincent, Le Monde, juin 2018.
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