[Entretien - création] Ce que les femmes font à la poésie (7) : A.C. Hello

[Entretien – création] Ce que les femmes font à la poésie (7) : A.C. Hello

juin 4, 2022
in Category: Création, entretien, UNE
0 1525 45
[Entretien – création] Ce que les femmes font à la poésie (7) : A.C. Hello

Suite à la parution en décembre dernier de Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 144 pages), mais également, en ce début janvier 2022, d’une anthologie proposée par Marie de Quatrebarbes aux éditions du Corridor bleu, Madame tout le monde, ce dossier qui emprunte son titre à l’une
des sections de Polyphonie Penthésilée pour réunir entretiens, extraits (inédits pour la plupart) et chroniques, vise à donner un aperçu complémentaire de la création actuelle au féminin, tout en donnant la parole à des poétesses sur leurs pratiques comme sur les conditions qui leur sont faites dans cet espace éditorial de circulation restreinte : environ deux tiers d’entre elles (61,5% exactement) ont participé à l’une ou l’autre de ces deux aventures collectives cruciales que sont Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021) et Madame tout le monde  ; ajoutons deux autres variables, l’âge (pour l’instant : une septuagénaire, une sexagénaire, une quinquagénaire, six quadragénaires et quatre trentenaires) et les lieux d’édition (une petite trentaine). Les trois mêmes questions sont posées à chacune afin de construire un éventail de réponses qui, à défaut de constituer une enquête conforme à tous les critères propres aux sciences sociales, n’en est pas moins significative.

Après l’entretien de Liliane Giraudon, de Sandra MOUSSEMPÈS, d’Aurélie Olivier, qui a dirigé le volume Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), de Virginie Lalucq et d’Elsa Boyer, voici celui de A.C. Hello.

Anne-Claire Hello pratique la performance et/ou la lecture sur scène, ainsi que la poésie sonore. Crée des situations. Elle dessine, peint et écrit. Elle a à son actif de nombreuses publications en revues et fanzines (papier ou internet, dont Overwriting, Chimères, Armée noire…). Elle expose également. A.C. Hello a effectué un passage (rapide mais efficace) dans le collectif L’Armée noire. Elle crée la revue Frappa en 2014, revue multimédia visible sur le net, et qui a vocation à exister également en version papier.

En ce temps de chasse au « wokisme », comment traiter encore les rapports de domination ? Sans tomber dans l’idéologie et en maintenant le cap : LIBR-CRITIQUE s’est toujours inscrite dans le prolongement de la pensée critique des Modernes, ce qui suppose le refus de tout identitarisme. Dans Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires(Seuil, 2021), Élisabeth Roudinesco montre lumineusement en quoi diffèrent les luttes émancipatrices du siècle dernier et celles menées actuellement au nom de telle ou telle soi-disant « identité » (raciale, nationale ou sexuelle) : les premières visent un universel singulier (Sartre) ; les secondes, un particularisme sectaire. /FT/

 

Entretien d’A.C. Hello avec Fabrice Thumerel

FT. Aujourd’hui, que font les femmes à la poésie ?

Écrire de sexe femelle entouré de muqueuses blanchies d’écume
dans un système d’oppression et de succions
Écrire de sexe blessé par les phalanges de l’Histoire Femelle de sexe
Écrire respiration oppressée trajectoire amputée rat
dans ton visage ira jusqu’au bout du texte

(Extrait de « Réflexions suite à l’absence » – Revue Cockpit #12)

 

AC. H. Les êtres humains de sexe femelle ne sont pas différents dans leur pratique de la poésie comme du jardinage comme des mathématiques des êtres humains de sexe mâle. Ce qui les différencie des êtres humains de sexe mâle est leur appareil reproducteur, qui induit des différences hormonales. Or leurs textes ne sont pas écrits par leur appareil reproducteur mais par leur cerveau. Le cerveau appartenant à un être humain de sexe femelle fonctionne à l’identique d’un point de vue biologique, qu’un cerveau appartenant à un être humain de sexe mâle. Ce que font les êtres humains de sexe femelle à la poésie, est la même chose que ce que font les êtres humains de sexe mâle à la poésie. Les êtres humains de sexe femelle peuvent produire de la poésie médiocre, comme de la poésie profonde comme de la poésie érudite. Les êtres humains de sexe femelle, donc, peuvent faire à la poésie n’importe quoi, rien comme tout. La différence fondamentale entre êtres humains de sexe femelle et êtres humains de sexe mâle réside surtout dans la réception de leurs productions. À cause des religions et des systèmes politiques, comme on le sait, les êtres humains de sexe femelle ont longtemps été considérés comme des mineures, délicates, avec un intellect limité et des nerfs fragiles. Si ces temps sont révolus, subsiste inconsciemment ou consciemment dans les cerveaux phallocentrés, cette idée tenace que leurs écrits ont moins de portée universelle que ceux des êtres humains de sexe mâle – à croire qu’ils sont immuablement assimilés à une expérience limitée, délicate, aux nerfs fragiles. (Des études ont montré que les êtres humains de sexe femelle étaient lus essentiellement par des êtres humains de sexe femelle – exception faite de ceux qui camouflent leur prénom féminin sous des initiales). Ce qui a des répercussions économiques : moins de prix littéraires obtenus, des livres vendus moins chers que ceux des êtres humains de sexe mâle. A contrario, on peut constater que lorsque l’être humain de sexe femelle dévie du condensé idéologique qui lui est assigné, il en devient inquiétant, voire menaçant. On a pu noter parfois que si une écriture produite par un être humain de sexe femelle excluait toute forme de « féminité » selon les critères en vigueur, l’être humain de sexe femelle pouvait être suspecté de ne pas l’avoir écrit tout seul, voire suspecté d’être de sexe mâle sous pseudonyme féminin. Et qu’in fine, on le qualifiait d’« hystérique », « excessif », « hargneux », « violent ». On comprend ici que les êtres humains de sexe femelle doivent rester à la place attendue pour les « femmes », selon la segmentarisation du Marché. En raison de cette injustice, certains êtres humains de sexe femelle pourront produire, en outre du médiocre, du profond et de l’érudit : de la rage. Ceci arrive. Mais ceci arrive aussi – parfois – chez les êtres humains de sexe mâle. On ne peut donc pas dire que quelque chose viendrait particulièrement caractériser l’écriture des êtres humains de sexe femelle, dont le cerveau est identique biologiquement au cerveau mâle. Ce qu’apportent les êtres humains de sexe femelle à la poésie – aucune liste ne sera fournie ici, car les listes sont une façon d’exclure – est parfois incroyablement riche, créatif, généreux, audacieux, mais le système phallocentré en place ne recense qu’une infime portion de ces êtres humains, manquant de curiosité et d’intérêt, prenant peu de risque et ne rendant visible qu’un petit nombre de « femmes » déjà visibles et validées, c’est à dire médiatisées ou à forte valeur symbolique, ou publiées par des maisons d’édition à forte valeur symbolique.

Ce qu’ont parfois envie de faire les êtres humains de sexe femelle à la poésie, c’est de publier des textes sous pseudonymes masculins, afin que disparaissent les commentaires sur leurs vêtements, leurs visages, leur vieillissement, leur prise de poids, leur sexualité, leur amabilité, leur sobriété, leur hygiène, leur « genre », et qu’ainsi ne soit plus commentée que l’écriture produite par leur être. Ce qu’ont parfois envie de faire les êtres humains de sexe femelle à la poésie, c’est aussi de devenir critiques littéraires afin de contrecarrer la misogynie des médias. Mais les êtres humains de sexe femelle font ce qu’ils peuvent, avec des doubles journées de travail, pour un salaire inférieur à celui des êtres humains de sexe mâle, et ils ont déjà peu de temps pour écrire. Les êtres humains de sexe femelle en font autant à la poésie que les êtres humains de sexe mâle. Ils font même ce qu’ils peuvent, quand on y pense, vu les conditions qui sont les leurs.

 

FT. Remise en question, la domination masculine est encore d’actualité dans le milieu poétique. Est-ce à dire qu’un #MeToo y serait également nécessaire ?

AC. H. Il n’y a pas eu de #balancetonpoete dans le milieu de la poésie, qui n’est pas moins misogyne que tous les autres milieux en France. J’ai entendu parler récemment d’une tentative d’agression sexuelle qui a eu lieu il y a quelques années sur une consœur, ce qui m’a fait réaliser que nous étions toutes très isolées. De ce fait, la parole ne circule pas. Suite à #metoo, en Suède, plusieurs centaines d’actrices ont écrit des témoignages anonymes sur ce qu’elles avaient subi durant leur vie/carrière. L’ensemble a été publié dans un grand quotidien suédois. Je cite cet exemple précis, parce que je pense que ce type d’espace (anonyme – qui n’implique pas de parler à visage découvert ou de porter plainte, ce qui est très difficile pour beaucoup de victimes) est un bon commencement pour libérer la parole, mais aussi pour rassembler. Maud Thiria Vinçon a récemment lancé plusieurs initiatives, très généreuses et bienveillantes, invitant qui veut à participer (et ce « qui veut » est très important : on est ici dans un réel partage, une neutralité rassurante). Elle a notamment monté le collectif Articide, appelant toute personne ayant vécu une destruction de ses œuvres (par un proche, membre de la famille, conjoint, etc.), à témoigner par n’importe quel support (textes, fictions, photographies, dessins…) de ce qu’elle a vécu. Je glisse ici l’email auquel écrire, qui pourra être utile à certain.e.s : info@articide.org. On peut imaginer cet appel à témoignages à l’identique pour des victimes de viol ou tentatives de viol. Je trouve que dans un milieu (sans bord) où pas grand-monde ne se connaît, créer une zone de partage neutre est vraiment salutaire. Parce qu’isolé.e, il est difficile d’ouvrir sa bouche.

FT. En fin de compte, bien qu’il n’y ait pas d’écriture féminine (à bas l’essentialisme !), en quoi peut consister cette « langue / introuvable » qui serait celle des femmes selon Liliane Giraudon ?

AC. H. Cette Langue ne cesse d’écrire je parle la même langue que vous. Pourtant son destin est différé. Cette Langue affronte. Ni vue ni entendue, elle est introuvable. Vue et entendue, elle devient une cible. Il n’y a pas de convergence possible entre cette Langue et les rapports de force. Elle s’en arrache et bifurque. Elle s’échappe dans un angle mort qui la rend possible. Possible et tranchante.

 

Inédit : « Une chambre » – Brouillon / Prise de notes.

Un coin étroit dans une ville énorme, injecté d’eau. Un immense ralenti en milieu lisse. Les arbres le fixent en silence. Leurs ombres croissent à l’infini, raides sur les draps qu’il voudrait déchirer. Écrasent ses poumons, se décomposent entre ses épaules pointues. Le jour est une machine violente, qui fabrique de longues lignes noires. Elles poussent dans le lit à travers ses os.

Depuis que la nuit vient de son corps, plus rien ne le sépare des choses. Un petit chat trimballe la tête de grand-mère, dont la paupière bat au creux des arbres. Elle pue la sueur. Les dizaines de cadavres causés par l’explosion de la vie nécessaire ensemencent le linoleum gris : préservatifs flasques, trognons de fruits, cotons souillés de sang, miettes, jus aggloméré, vêtements sales, serviettes hygiéniques recroquevillées, coquillages égorgés, miettes de tabac, feuilles à rouler déchirées. L’eau monte dans les yeux de grand-mère. Un coin étroit. Un lieu clos, une convulsion. Impossible demain. Éternité du disparaître. Éternel Sur Place. Il n’aime pas être seul la nuit. Parfois sa figure se déplace en criant. Il y met beaucoup de lui-même, en remuant les lèvres. Poésie noire de ceux qui ne se rendent plus nulle part. Il devient le centre nerveux de personne. Piétine le chat, le visage et l’ombre. Leurs dents sautent jusqu’au couloir, rôdent sur le carrelage. L’enfant universel n’en finit pas d’être personne. Unité d’angoisse stockée dans le réseau, repliée sous sa peau dans un chaos précaire.

Il s’agit de deux personnes qui ne se rencontrent pas. L’une réfléchissant à la meilleure façon de partir. L’autre faisant craquer ses phalanges, débordée par l’horreur, vautrée dans l’accident. Le jour récapitule les questions qu’ils se sont tous posées. L’enfant sans salive n’aime pas être seul la nuit. Les réponses stériles y pendent au bout de ses lèvres gercées. Sa figure grouille, crise muette et défaillante, dans une chambre qui démembre, digère, recrache. Un coin étroit, cuve en fermentation, incubation – abjection de la ville énorme, injecté d’eau, tandis que l’enfant brûle.

, , , , , , , , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

Autres articles

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *