[Chronique] Germain Tramier, Gérald Neveu – la fournaise nocturne

[Chronique] Germain Tramier, Gérald Neveu – la fournaise nocturne

juillet 10, 2021
in Category: chronique, UNE
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[Chronique] Germain Tramier, Gérald Neveu – la fournaise nocturne

Gérald Neveu – la fournaise nocturne

                                                                                                          La nuit tournoie passionnément
touchant d’un gant pailleté
les volets clos
Et toi tu dors comme un torrent
tu laves doucement la nuit.

Gérard Neveu, « Sérénade muette »

 

Manifester la poésie

Cofondateur de la revue Action poétique et membre du parti communiste à partir de 1947, Gérald Neveu (1921-1960) a connu une certaine importance, en preuve le « Poète d’aujourd’hui » que lui consacrait Jean Malrieu en 1974, et qui a reçu le prix de la critique poétique pour ce livre. Celui qu’on a surnommé le « Lorca de la Canebière », appellation qui pourrait faire de lui une curiosité littéraire, avait une manière, une intensité propre qu’il nous appartient de réactualiser. Des quelques recueils laissés par Neveu, Fournaise Obscure fait figure d’aboutissement. Ses inspirations : Lorca, Char, Rimbaud, Éluard, ayant tous pratiqué une forme de lyrisme et d’engagement.  Lyrisme et engagement, Gérald Neveu a su les lier, les fondre dans une forme poétique tendue qui laisse une impression de spontanéité, d’économie et une impressionnante capacité de lyrisme : « La poésie, écrit-il en octobre 1959, c’est la vitesse, le temps contracté, d’où la confusion des plans, les rapprochements inattendus, les lèvres dans le cœur. C’est la restitution de l’inconcevable au concevable, de l’absurde à la raison, de la passion aux sentiments sans perte d’énergie ». Cette métaphore énergétique invite à la recherche d’une forme suffisamment réglée pour épouser la réalité psychologique du lecteur, mais qui conserverait, dans le même temps, toute la force épidermique de l’émotion source. Faire tenir une explosion dans une bombe comme une passion dans un poème :

Vous qu’un vent de foire
encense
et qui roulez en mousquetaires
et qui tremblez en antenne
vous qu’une vigueur sous-marine
délace et jette aux flammes
SOYEZ BLEUS

(« Manifeste »)

Rendre visible le réel

Un élan semblable à ce « Manifeste » sous-tend les poèmes de Fournaise Obscure ; c’est l’appel de quelque chose de proche, d’une révolution personnelle et commune. La prolifération des images, des capitales, des passions se joignent en creuset où viennent fermenter les graines de ce que l’action (et la poésie) ont pour but de faire advenir. Êtres bleus, formule surréaliste qui rapproche les signataires de ce manifeste imaginaire, du ciel, d’un horizon, d’une couleur capable d’unir dans son mystère chaque acteur d’un monde à venir. Dans une lettre, Neveu précise son interprétation du geste poétique, il écrit : « La vie est un grand poème et plus l’expérience humaine s’enrichit, plus le poème est beau… La poésie, c’est de sortir de soi et y faire entrer les autres. » Loin d’une recherche intimiste, absolument biographique qui, dans les plus mauvais cas, pourrait verser dans le narcissisme, Neveu fait une place à son lecteur. Former ce qui est personnel, y transporter l’autre, lui donner ses poèmes comme des yeux à travers lesquels voir ce qui entoure :

Les préjugés armés, casqués, dopés, sont descendus dans la rue avec leurs mains d’eau tiède. D’aucuns disent qu’ils les ont vu arrêter les passants aux angles des immeubles. (…) Mille mariages se firent ainsi dans l’hypnose générale tandis que des motocyclistes casqués (…) sillonnaient triomphalement la foule affligée et inconsistante.

(…) tandis qu’un énorme intestin situé au centre de la ville – sur la Place d’arme            précisément – exerçait ses fonctions en toute autonomie démontrant ainsi publiquement l’excellence du régime libéral. (…)

Puis c’est 16 heures. Je mets ma veste et descend dans la rue que l’on a déguisée en rue normale.

(« La Vision de 16 heures »)

Les policiers, ici représentés au service de l’intestin libéral, possèdent des mains d’eau tiède pour attiédir toute velléité, tout désir d’action, toute brûlure populaire. L’eau tiède, c’est la modération qui ne permet aucun débordement. Neveu regrette, à de nombreux endroits, ce que la société (ce que le travail – le capitalisme) fait des hommes et des femmes, une foule « affligée et inconsistante » qu’une juste mesure veut refroidir. Cette contagion tempérée atteint jusqu’à la sphère familiale et, par elle, l’éducation des futures générations. Le poème « Ce que je suis » condense cette impression :

« […] Mon enfant ! » disait-elle, hésitant à fuir, allant et venant de son abri à sa progéniture. Elle ajoutait – ce qui me pinça le cœur – « Ma mort va te rapporter beaucoup »

Et je la harponnais de rage.

Dans une logique comptable, mathématique, la mère rassure son enfant par ce qu’il touchera lors de son héritage. La chute de l’extrait vient déchirer l’assourdissement de l’ensemble, par un retour de l’émotion brute. Le rêve rappelle ce qui, tout autour du poète, tend à sombrer dans le sommeil ; son dernier acte de tendresse contrebalance la décoloration humaine, et réveille celle qui s’endort.

 

Onirisme et réalité

Le « je » poétique est souvent représenté sur le point de s’assoupir, ou perçu comme quelqu’un qui dort. Le rêve, en plus d’imager (de déformer) la réalité, surgit du sommeil (comme d’une forme d’aphasie, menaçant l’auteur lui-même) : « Hier je me suis entraîné à dormir. Mais la beauté avait le torticolis. Elle est entrée dans le piano où Thalès l’a consolé. / Beaucoup de bruit pour rien » (« Morcelé sans histoire – IV »).  C’est Thalès (une figure des mathématiques) qui vient consoler la beauté. Poétiquement, cette figure semble incarner les règles de la versification, du décompte des syllabes, une quête arithmétique. Dans un monde qui sort d’une guerre mondiale, en pleine guerre froide, la tentation existe de se retourner vers les anciennes valeurs, les anciennes formes, repères rassurants. Mais consoler la beauté ne la pousse pas vers l’action et conserver les cadres traditionnels freine le mouvement commun, comme celui de l’art. Versification, conservation et sommeil sont donc liés dans un processus d’anesthésie, de même que l’eau tiède aux mains des policiers, tout est fait pour recadrer l’existence. Neveu nous donne à voir ce que la communication médiatique et la répression policière cherchent à étouffer ; plus encore, il veut le faire ressentir à travers sa forme poétique (au détriment de celle de l’essai). Un autre mot revient souvent, celui de « réel » ou de « réalité », une version poétique du matérialisme. C’est peut-être ici que la veine marxiste de Neveu est la plus apparente : le réel est toujours énoncé comme un espace à ouvrir, à regarder, à remplir. S’opposant au dualisme « âme » et « corps », il nous invite à prêter attention à ce qui, dans l’histoire (locale ou générale) est en transformation simultanée :

Il suffit de voir luire les rues
et la colère est légitime

Force précise de l’amour
il suffit du vent dans la tête
pour CROIRE à la réalité

(« Conscience »)

Croire à la réalité, c’est croire aux infimes tensions de la matière (vivante, consciente) vers le renversement des rapports de domination, qui donneront, une décennie plus tard, les mouvements contestataires de mai 68. Son rôle est bien de mettre son lecteur dans la position du témoin, du spectateur d’un monde en déraillement, sur lequel il lui faut agir :

C’est plein d’écrans protecteurs
sur la terre
de projecteurs
de visages écrasés sur les vitres
C’est plein de splendides filles
sur la terre
de seins qui pâlissent dans le soleil
de caravelles
de sources
de mains à la dérive
sur la terre
qui n’ose plus tourner

qui tourne mal

(« Les Bonnes raisons »)

L’écriture conserve, à certains endroits, des traces d’une époque pré-féministe, comme ici la mention des « splendides femmes », un traitement qui n’a su échapper à son auteur. Neveu pratique, avec réussite formelle, une poésie d’amour telle qu’ont pu la pratiquer Aragon ou Éluard, un mélange de surréalisme, d’érotisme et d’engagement. Plus qu’un objet de contemplation, la femme sert de tuteur à l’engagement poétique, ce qui n’en fait pas pour autant (dans la poésie de Neveu) un sujet agissant. Sans se méprendre sur ce manque (et sans le justifier), il est à noter que Neveu réussit particulièrement ce glissement entre la passion amoureuse et l’engagement : « Vers moi / ces pierres d’eau vivante / au cuir des frondes / ces pierres qui sont aussi tes yeux / quand je marche / et quand je dors » (« Prise d’ombre »). Le couple nouveau, celui qui s’engage (ou l’un des deux partis s’engage), prépare pour les générations à venir une refonte amoureuse, autant que politique : « Cachés parmi les vieux cailloux / Nous préparerons un bouquet / À l’usage de ceux qui s’aiment » (« Terrain vague »).

Écrivant hors de ses heures de travail (des emplois dans les RTT), probablement le soir, ou la nuit, Neveu paraît signifier par ce titre, Fournaise Obscure, tout ce que l’écriture poétique réveille en lui dans l’obscurité. La « fournaise » matérialise la colère et l’engagement ; partant d’une page blanche, comme de ses nuits blanches, il peuple son univers mental avec ses images, ses personnages, ses luttes. Les formes rêvées, surréalistes, loin de reprendre uniquement la formule antérieure, viennent suppléer cet état de composition tardive : le feu remplit la rêverie et, réveillant par là son auteur, réveille avec lui (par lui) tous ceux qui entrent :

Mes cadres sans tableaux
je n’ose vous saluer
Mais il suffit d’un nom
prononcé à voix basse
pour vous peupler soudain
et je brûle avec vous

(« Absence »)

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