[Chronique] Fabrice Thumerel, Radicalité Hello

[Chronique] Fabrice Thumerel, Radicalité Hello

novembre 1, 2021
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Chronique] Fabrice Thumerel, Radicalité Hello

♦ A. C. Hello, Animal fièvre, Trace label, 2020, 2 CD, 15 €.
[En écoute libre : « Sinistre en pays d’occupant » ; « 24 hommes » ; « La Suite » ; « La Première Nuit » ; « Le Grelot dans ma tête » ; « La Fabrication d’une bombe » ; « Ravagé »]

♦ A. C.Hello & Melmac, Le Cas très inquiétant de ton cri, Bisou records, hiver 2020-2021, book + CD, 18€, 979-10-96324-06-04.
[Écouter : « En suspens » ; « Moutons » ; « Zéro » ; « Cette seconde ». Voir/écouter « Je laisse surgir »]

♦ A. C. Hello, Koma Kapital, Les Presses du réel, coll. « Al dante », printemps 2021, 112 pages, 12€, ISBN : 978-2-37896-227-2.

♥ Un inédit, « Désobéissance à la lumière » :

[Texte : Désobéissance à la lumière (in Chambre Froide, coll. Al Dante, Les Presses du Réel).
Voix/texte : A.C. Hello | Basse : Nicolas Reverter | Guitare : Luc Reverter | Batterie : J-Y Lavillers | Monotron : Quentin Rollet. Extrait d’un concert filmé et diffusé prochainement par FroggysDelight.]

 

Dans notre monde immondyalisé, sont frappés de radicalité
non les ravageurs de notre sphère
non les bienfouteurs de l’humanité,
rompus à l’efficacité capitalisse
et corrompus jusqu’à la lie,
mais ceux qui ne capitulent pas devant le Kapital
qui ne s’adaptent pas à notre FOLIE
(Furie Ordurière Libéralement Irrationnelle et Ebahissante)

 

Dans un espace poétique dominant dominé par la lutte des places (logique, dans une économie de la rareté les places sont chères !), où chacun performe à fond la forme en recyclant tous azimuts (blanchiment de PPR – Placements Poétiques Rentables),

Poésie recyclable = Poésie durable 

où chaque poèteTM peaufine son concept (logique, pas de marketing sans concept !)
polisse son objet standard (OIL : Objet Identifié Lisse)
son caillou-à-jeter-dans-la-mare-aux-connards,
la tendance est à l’écopoétiqueTM et à la radicalité intéressante (Pierre Vinclair)…

A. C. Hello ne cherche pas à faire l’intéressante, n’ayant de cesse de laisser  affleurer son corps du dessous, « extravagant, furieux, sauvage et possédé » – « une parole de sang et de tripes, qui ne franchit pas le rempart de la peau » (Koma Kapital, p. 103). Sa radicalité est « sans avenir« , « fracturée« , « sans occupant » (KK, 85-95)…

En 2007, un colloque universitaire s’interrogeait déjà sur l’excès en ces termes : « signe ou poncif de la modernité ? » La modernité – notamment avant-gardiste – nous a en effet habitués à un excès consubstantiel à la jouissance et/ou la violence : songeons aux débordements poétiques et politiques des dadaïstes, à l’intensité métaphorique et hyperbolique des surréalistes, à l’éthique/l’esthétique du cri chez Artaud, à la saturation du sens propre aux formalistes (trop-plein ludique et théorique  dû aux pratiques autoréférentielles et intertextuelles)… Ou encore, plus près de nous, aux tourbillons onomastiques de Novarina, à sa carnavalesque inventivité verbale ; à la langtourloupe de Prigent ; à l’écriture tératologique de Desportes, qui fait déboucher l’excès sur l’extase ; à la punch poésie de Bertin, dynamisée par son moteur à explosions…
De quels excès est-elle capable celle qui ne manque pas de chien, en quoi consiste sa radicalité ? Pour quels effets subversifs ? politiques ?

Vous à qui on demande de ne rien lâcher, lâchez tout !
Vous à qui on demande de ramper, levez-vous !
Vous à qui on demande de dire Oui, criez NON !
Vous qui avez la « cervelle saturée d’opinions », vous qui êtes
« saturé de paroles vagues et d’images jetables »
(KK, 102 et 74),
vous qui êtes emporté par « la brutale élévation du niveau
de foutaises, la défouturestation de la planète », 
vous qui êtes dévoré par « le Grand Foutu Prospère »
et le « Grand Foutu Avide » (18)
« Vous croyez que ce n’est pas assez la merde ici »
(13) ?
Aucune amélioration !

Alors suivez celle qui va jusqu’au fond du monstrueux déshumain
Laissez-vous ravager !

Écoutez un peu cet « Appelle-moi poésie » …

 

Telle Margot, jetez-vous dans la gueule de celle qui porte l’enfer dans son nom de guerre (Hell), plongez en apnée dans une géhenne irrespirable… La gueule, c’est le flot de rage que rien ne saurait arrêter : « Strictement rien n’arrêtera cette rage, qui se concentrera exclusivement sur le malaise ontologique de ces blaireaux de merde, en habits d’apocalypse, dont la cervelle remplie d’attractions illimitées, tend des sucreries à des jambes, des poitrines, des nez et des crânes, afin d’établir des contrats » (Naissance de la gueule, Al dante, 2015, p. 72). La gueule, c’est une langue abâtardie, une langue coupée, une langue claque-tête, une langue idiolectale qui fait parfois penser à celle de Guyotat. La langue dérape pour dire le nauséeux, le vertigineux. Une langue dont la forme poétique éclate dans la dernière partie de Naissance de la gueule  (« Claque-tête »), qui donne des coups d’R dans le Réel.
Dans son GueuleHard, celle qui est « Fille du déraillement » (KK, 89) fait entrer son corps et le monde en convulsion – un corps comme « un nœud qui se contracte », « une crampe impossible dans l’ordre fixe du réel » (104) – pour s’arracher à la langue lisse, « moulée à la louche » dirait Joël Hubaut : ses Poussées Poétiques Spiralées/Suffoquantes (PPS) ressortissent à l’éthique/esthétique du cri propre à Artaud… Transes de Gueule Voltées (TGV) : Beauté convulsive !

On l’aura compris, pour A. C. Hello, sortie de ses gonds, la Poésie ne saurait souscrire à quelque définition conventionnelle que ce soit : Pourrissement Organisé Émancipateur en Salves Irrépressibles Effervescentes… Poésie possédée (94-95) :

Abolition de la naissance […]
Expansion de la désobéissance […]
Démolition de la lumière vive […]
Infection des sourires satisfaits […]
Défiguration de la plaisanterie […]
Exploration de la moisissure
Pulvérisation de la passion
Pendaison de la honte
Condamnation de la mère immonde
Excommunication du père fœtus
Intrusion du doigt mondial
Fragmentation de la mémoire
Libération de la fiction viscérale
Persévération des bruits persécuteurs

Le virage amorcé récemment n’a rien d’étonnant : la poète performeuse n’écrit pas des textes à mettre/illustrer en musique ; dans sa Naissance de la gueule et son Koma Kapital – qui comprennent aussi des textes narratifs et dialogués –, elle a prélevé des textes à gueuler pour faire entendre « une anomalie articulée », criante dans Animal fièvre – au titre éloquent. Si le noise rock de Melmac a provoqué un mouvement de bascule dans sa pratique sonore (« J’ai enfin réussi à ouvrir une brèche dans mon oralité », confie-t-elle), c’est que sa collaboration avec divers musiciens (Patrick et Thierry Müller, Quentin Rollet, Jean-Noël Cognard, Laurent Saïet, Guillaume Loizillon, Jac Berrocal) a radicalisé son cri tragique, accentué les contours noirs de son univers. Un singulier flux sonore (trompette, guitare, saxophone, batterie, mixage et sonorités électroniques) entre en résonance avec un extraordinaire flux verbal, des mots qui charrient tous les maux de notre monde invivable parce que régi par une liberté illibérale, le Tout-médiatique, le Tout-consommation et l’emprise de l’entreprise mondialisée : oppression au dehors comme en dedans… emmurement des vies… Y pullulent
racaille racolage et racket
bile noire des rats et des râles
cadavres désastres et ravages
crapuleries et crapaudières
bâtards et fils de pute
ordures et raclures
pourritures et putaineries de pétochards

Parfois, dans une volute de noire litanie, une vision de l’horreur : « une femme s’aspergeait de rhum, les cheveux dressés à la verticale dans ce que je supposais être une sorte de courant d’air épileptique. Cinq trous sortaient en rampant de son visage inquiet. Un empilement d’incisives, de canines et de molaires remontait brutalement sous ses joues, déchirait les tissus, se soulevait en cascade vers l’arête du nez, jaillissait par ses narines et me raclait le fond des yeux jusqu’à l’os en faisant un gros bruit de camion » (KK, 31).

Éclaircie dans cet univers infernal, le sujet comateux s’identifie au « million convulsif » (« moi la violence des foutus debout » – KK, 17) : c’est ce passage du Je à un Nous anonyme qui est politique – et distingue certainement A. C. Hello de Charles Pennequin, auquel font souvent songer certaines inflexions de voix. Et ce « million foutu par tous les trous » doit affronter un pouvoir illibéral que métaphorise la guerre du Oui contre le Non : « LE PRÉSIDENT ENCOURAGE LE OUI / À S’ATTAQUER AU NON / AVEC DES ARMES LOURDES » (44) ; « CE QUE DÉTESTE LE OUI / PAR-DESSUS TOUT, / C’EST QU’ON VIENNE / LE DÉRANGER » (48)…
Ironie de l’Histoire, en cette semaine de COP26, Koma Kapital s’achève sur une vision utopique…

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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