[Chronique] Pour bien lire en soi-même (vingt-deux nuances de Proust), par Christophe Stolowicki

[Chronique] Pour bien lire en soi-même (vingt-deux nuances de Proust), par Christophe Stolowicki

décembre 28, 2022
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[Chronique] Pour bien lire en soi-même (vingt-deux nuances de Proust), par Christophe Stolowicki

Pour bien lire en soi-même (vingt-deux nuances de Proust), de Françoise Ascal, Lionel Bourg, Bernard Chambaz, Christian Chavassieux, Pascal Commère, Carole Darricarrère, Armand Dupuy, Delphine Durand, Christophe Fourvel, Christian Garcin, Thierry Gillibœuf, Franck Guyon, Hubert Haddad, Gérard Macé, Lionel-Édouard Martin, Emmanuel Merle, Denis Montebello, René Pons, James Sacré, Jean-Jacques Salgon, Sylvie-E. Salicetti, Bruno Testa, Le Réalgar, novembre 2022, 212 pages, 23 €, ISBN : 978-2-491560-53-9.

 

À l’occasion du centenaire de sa mort, paraît comme Vingt-deux nuances de Proust cet ouvrage au titre prometteur. Lionel Bourg, son préfacier, l’un de ses organistes et, semble-t-il, de ses organisateurs, remarque d’entrée que « Nul autre plus que Proust n’aura suscité pareille débauche d’écrits, sa prose […] scrutée, sondée, autopsiée, disséquée, embaumée ». D’où la difficulté de choisir les auteurs de l’hommage.

Disons d’emblée qu’à l’aune du génie se détache comme d’années-lumière le grand grain de l’ivraie, la fruste, ou à l’opposé la stérilisante, l’universitaire ; dans l’entre-deux (dans l’entre-trois), quelques textes vifs, touchants, sympathiques ou lucides ; ou anecdotiques, deux auteurs, Lionel-Édouard Martin et Denis Montebello, à la faveur de leur proximité avec Cabourg ou Illiers-Combray où sévit le commerce de Proust imprimant un temps de respiration. Je regrette que, pour ne pas paraître verser dans la proustolâtrie, on ait élu ici comme iconoclastes tant d’étrangers à Proust, contraignant pour débusquer des trésors à se blesser les pieds sur un tapis d’épines. Des chiens aboient quand passe Caravan, ce grand standard du jazz qui a inspiré les meilleurs, de Duke Ellington à Monk.

Ressort sans peine Carole Darricarrère, « au large de [s]a lecture » – grand large, largesse, écarquillement de la « rétine » intérieure sur celui qui « renaît de ses ratures. » « Les cathédrales de papier, ces monuments naturels […] rapatrient des limbes illisibles leur charge poétique inégalée […] dulcifient ce couloir d’inconfort des damnés accouchant d’une vérité qui dilate l’entendement […] la compagnie de la mort fait le lit des grandes œuvres. » « Au terme d’une lente crise d’asthme, s’étant assoupi, s’étant réveillé, c’est en lançant des phrases à la mer qu’un jour son œuvre lui tint lieu de poumons et qu’il fut respiré. Chaque mot […] gorgé de lendemains. […] marathonien engagé dans une course d’endurance contre la montre la pensée de son prochain peuple son isoloir. […] Je me fonds corps et âme dans le maillot moulant de la lecture avant que le livre ne me recrache […] Ambiance sépia, lumière d’abbatiale safranée de papier talc […] Je derviche spirale dans un vortex de phrases à l’infini […] Cette nuit j’ai rêvé de lui, mue virile sa moustache de fille “fluviatile”, […] les mots, ces mouches, salivaient à l’ombilic de son berceau en anneaux matricides. » « L’esprit cérémonieux de Proust je le rencogne dans un raccourci fulgurant [… ] Lisant comme l’on s’abstrait […] tomber en arrêt à l’harmonie sur la tranche d’une page qui en contient mille en germe, “plus semées de pensées qu’une porte de cathédrale”.[…] Entre les lignes quelque chose sans nom me crève les yeux que le livre lui-même ignore : moi, mon corps. »

Plusieurs répètent comme excuse de n’être pas à étiage ni à hauteur, ni à l’abyssale profondeur de Proust, ni capables de son humour, comme préambule de modestie obligé, voire tel Pascal Commère en titre à leur bout d’essai : Je ne suis pas Proust. Carole Darricarrère est Proust.

L’est aussi Hubert Haddad. « Écrire, c’est simplement investir un espace intérieur et lui donner une autonomie de mots comme si vous retourniez le gant de la subjectivité. […] Écrire, c’est trouver des habits à la vérité qui soient au plus près de sa nudité. » Ou, après avoir cité La plus longue phrase de la Recherche : « Il est battu à plate couture par nos valeureux modernes [on pense à Claude Simon ou à Marc Cholodenko] qui ont produit des romans d’une seule coulée alphabétique, parfaitement lisibles au demeurant (il suffit de bien scander les prépositions, les participes et les incidentes, et un rythme indéfini de haute dérive vous portera loin du point d’honneur ou d’habileté). Mais, comment dire : ni Proust ni Châteaubriand n’avait à l’esprit le moindre esprit de performance. Les longues périodes nourries d’échos des Mémoires et brisées de repentirs de la Recherche expriment sans faillir cette manière d’harmonie charroyée qu’est le style : il y a chez l’un et l’autre une coïncidence du souffle et du phrasé, de l’être et de son mode vital de paraître. » Ou « Songerie bégayante sur des noms propres oubliés, des lieux-dits, des noms de pays, de personnes, de rivières, etc. Laissez advenir à travers celle-là divers éléments narratifs. Les noms propres recèlent souvent en eux un feu secret d’analogies qui ouvre des perspectives oniriques insoupçonnées. Ces débuts d’histoire vont se répondre fatalement, se mettre en activité réciproque. Un récit va naître, l’envers méditatif d’un drame… » Car « La Recherche est une utopie de la sensibilité. »

Qui encore ? Personne.

Je mets à part Françoise Ascal, qui limite volontairement son propos à rapprocher avec émotion la scène insoutenable de la mort de la grand-mère dans la Recherche de ce qu’elle-même a vécu ; Sylvie-E. Saliceti dont l’interprétation talmudique de Proust, en gageure contre toute évidence, contre l’effacement par lui-même de sa demi-judéité (Bloch rejeté dans le caricatural) et une part de sa célébrité qui en découle, a le mérite de faire pendant à l’ignoble « du franco-yiddish absolument hors de toute tradition française » de Céline que cite Lionel Bourg pour situer le contexte tragique de l’œuvre ; et surtout Jean-Jacques Salgon, authentique proustien qui seul ici a le courage d’avouer ne pas aimer La Prisonnière ni Albertine disparue, ces deux « lâchetés en retard » écrites après Le Temps retrouvé et dont s’est bien gardé Rimbaud. – Trop de contributeurs (ils ne méritent pas le nom d’auteur et je ne les énumèrerai pas) affichent une objectivité lointaine et rugueuse qui est exactement la manière dont il ne faut pas lire Proust ; aucune intériorité, aucune introspection ne répondant à la sienne, ils sont passés complètement à côté.   

Du rêve : « tous ces mystères [de la vie et de la mort] que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits » : Proust est un génie, ce djinn d’abysses fugaces que n’est pas Freud, son contemporain. Mais Freud éclaire notre temps et nos rêves, même si c’est d’une lumière faussée. Proust, mort d’asthme, de problèmes pulmonaires et de mauvaises médications, lisait-il personnellement en lui-même ? Personne ici ne pose la question.

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