[Entretien] Quand les décors s'écroulent, entretien de Christophe Fiat avec Fabrice Thumerel

[Entretien] Quand les décors s’écroulent, entretien de Christophe Fiat avec Fabrice Thumerel

février 21, 2023
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[Entretien] Quand les décors s’écroulent, entretien de Christophe Fiat avec Fabrice Thumerel

FT. Une petite quinzaine d’années après un premier Grand entretien sur LIBR-CRITIQUE, à l’époque de Stephen King forever (« Portrait de l’écrivain en antihéros »), je suis heureux de te retrouver sur notre nouveau site. Développement du sensible, le titre de ton dernier livre paru au Seuil en début 2022 – souvent présenté comme une « autofiction » –, pourrait également rendre compte de ces 266 quatrains en vers courts qui constituent Quand les décors s’écroulent, non ? Car ces formes brèves développent une sensibilité paroxystique : au beau comme à l’horrible, à la fantaisie comme à la folie ?

CF. Développement du sensible est mon troisième roman après Bienvenus à Sexpol (Édition Léo Scheer, 2002) et Retour d’Iwaki (Gallimard, 2011). C’est un récit d’apprentissage qui raconte l’histoire d’un homme qui veut devenir poète et qui le devient à force d’être sensible. Il grandit à la fin des années 1970 dans une famille ouvrière à Besançon en Franche-Comté et il doit tout puiser en lui : sa rage, son bonheur et ses espoirs et désespoirs. Il n’a que sa sensibilité dans sa découverte de l’amour, de l’amitié et de la littérature et aussi, elle est paroxystique parce qu’elle ouvre un univers fantastique : il côtoie une Dame Blanche et il est hanté par un certain Docteur Moody. Dans ce roman, on peut lire les poèmes que le narrateur écrit et qui ont la même forme que dans Quand Les Décors s’écroulent, le quatrain. Le quatrain qui allie classicisme et un cadre à toute épreuve pour se faire entendre. Celui-ci au chapitre 4 intitulé « Vive la poésie ! » :

À Besançon tu nais
Et tu meurs aussitôt
Sauf si tu as le code secret
De ta vie en forme d’étau.

 

FT. C’est donc dans cette « autofiction » qu’on trouve les dix premiers quatrains, associés au parcours d’un jeune poète dont la trajectoire sociale est à ce point proche de la tienne que l’auteur du recueil peut reprendre à son compte ces poèmes du narrateur : à quel principe organisationnel leur apparition dans le récit correspond-il ? Avais-tu commencé l’écriture de Quand les décors s’écroulent au moment où tu achevais Développement du sensible? Autrement dit, avais-tu d’emblée envisagé un volume entier de quatrains comme prolongement de cette « autofiction » ?

CF. J’ai écrit les quatrains de Quand les décors s’écroulent à la fin de la rédaction de Développement du sensible. À un moment, j’ai pensé ajouter ces 266 poèmes à la fin du roman comme Boris Pasternak l’a fait à la fin du Docteur Jivagoqui raconte aussi l’histoire d’un poète dans la Russie du début du XXe siècle. Puis, ça m’a semblé plus judicieux d’en faire un recueil séparé, entendu aussi que certains quatrains de Quand les décors s’écroulent évoquent le confinement du printemps 2020, période absente de Développement du sensible, le roman s’arrêtant au début des années 2000.

 

FT. Sans que ce recueil ne s’inscrive totalement en droite ligne de ce que tu écrivais en début de siècle, peut-on y voir une poésie au galop par excellence (La Ritournelle, Léo Scheer, 2002), une ritournelle (cf. p. 38) sensible à la culture pop (John Carpenter, la Cicciolina, Sylvia Kristel, Carrie White, Bruce Lee, etc.) ?

CF. Quand Les Décors s’écroulent, c’est de la poésie au galop, oui et peut-être même de la poésie éclair. C’est dans la droite ligne de mon essai Ritournelle, une antithéorie (Éditions Léo Scheer, 2002) et qui est un art poétique. Les 266 quatrains s’enchaînent sur une ligne de crête où des thèmes comme la faillite de la société et du monde, le pouvoir des réseaux sociaux et Gafam, notre impuissance à y faire face et parfois même la bêtise (ce qu’Avital Ronell nomme « stupidity ») reviennent sans cesse mais jamais de la même façon, sous la même forme. Et comme certains thèmes sont suggérés dans des titres de poèmes, on a cru bon avec mes deux éditeurs – Françoise Valéry et Franck Pruja – de faire un index. Et d’ailleurs, si pour la première fois, j’utilise dans mon travail, le quatrain (quatre vers et des rimes en ABAB), ce n’est pas par sécurité mais pour que ces poèmes créent des collisions. Par leur brièveté et leur densité et leurs angles saillants, les quatrains sont à même de porter la sensibilité paroxystique que tu évoques. Ils sont à la fois une caisse de résonance et un bloc plastique qui me permettent de « porter un coup avec les mots » comme le dit Monique Wittig dans son article « Le Cheval de Troie » publié en 1984. Ainsi, j’aimerais qu’on sorte de la lecture de ce livre, abasourdi, sidéré et puis qu’on le relise et qu’on aperçoive cette fois, ce qu’il y a derrière les décors : le drame de nos vies ordinaires et les restes d’une liberté à laquelle nous avons renoncé par peur de la société de contrôle et de surveillance qui nous trace. Hier, j’ai reçu cette pub : « L’intelligence artificielle au service des écrivains ! » m’expliquant que ça me permettrait de comprendre instinctivement les schémas narratifs etc. Ici, c’est le mot « instinctivement » qui m’interroge et qui m’inquiète. Notre raison, notre esprit ne suffisent plus aux bots, il faut aussi qu’ils se servent (au sens de service) aussi de notre instinct c’est-à-dire de notre spontanéité et de notre intuition pour faire de nous des datas.

 

FT. Je pense même que les puissances high tech prétendent nous imposer une « seconde nature » qui influerait sur la capacité créatrice des écrivains, formatant en particulier leurs schémas narratifs…

CF. Et oui, la culture pop traverse Quand les décors s’écroulent. Bien que cette culture comme le dit Simon Reynolds dans Rétromania ait échoué à exploser et conséquemment soit devenue aujourd’hui synonyme de nostalgie, de vintage, réduite à des pochettes des tickets de concerts, des pochettes de disque vinyles et des affiches de films et des expos d’art aussi sensationnelles qu’anecdotiques, je continue de penser que certaines personnes qui l’ont faite sont majeures, cinéastes et chanteurs confondus : John Carpenter, Lou Reed, Sam Peckinpah, Nina Hagen, Valerie Solanas… Et Tobe Hopper et son film The Texas Chainsaw Massacre (en français : Massacre à la tronçonneuse) à qui je rends hommage dans ce quatrain :

MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE :

Depuis mon camping-car
J’entends une tronçonneuse
Mais quelle saison bizarre
Dans cette région affreuse

FT. Je ne sais si tu connais les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, mais, sans forcément viser l’humour noir, ces quatrains proposent des précipités apocalyptiques (au sens étymologique de « révélation ») : « No future », « REC », « Douleur », « Peur », « Agonie », « Dystopie », « Autodestruction », « Mourir »…

CF. Je ne pense pas que mes quatrains soient apocalyptiques. Ils ne révèlent rien que nous ne sachions déjà : notre attachement viscéral aux prothèses (smartphones, tablettes…), l’apparition des canicules en été et des tempêtes en hiver, la nature qui ne pourra être réparée qu’à condition de devenir un jardin, l’exploitation idéologique du « vert », la propagation des guerres en Ukraine et en Syrie, la pollution industrielle, l’hypothèse d’une extinction de l’espèce humaine et certainement, l’altération irréversible de notre écosystème et de notre habitat. C’est du ressenti ou de l’information que je nomme. Mais aujourd’hui, il est devenu risqué de nommer, tant l’expertise (à la radio, à la télévision) et les commentaires intimes (sur les réseaux sociaux) s’entrecroisent dans un brouhaha inaudible. Mais oui, ce sont des « précipités » littéraires, réaction chimique à tout ça. Précipités qui sont un corps insoluble, trouble, un corps qui dit – mon corps et aussi le corps du lecteur qui veut bien m’accompagner – que le réel ce n’est pas du documentaire finissant en ready-made ou en graphomanie ou en scénario dystopique, que le réel ce n’est pas le rêve d’habiter le monde poétiquement mais que le réel c’est ce qui nous empêche de vivre, ce qui fait obstacle à notre bonheur parce que ce réel, il est dévoré par le néo-libéralisme qui cannibalise tout. Oui, il nous faut un corps qui brouille dans le sens du brouillage et qui à la fin, fonctionne comme un virus à la William Burroughs, la poésie étant sans doute ce langage qui permet de « forger une arme biologique de portée extrêmement puissante » comme il l’écrit dans Révolution Électronique, essai comique mais d’une pertinence et d’une intelligence rare, comme tout grand livre. Mais il y a aussi dans Quand les décors s’écroulent des quatrains moins crépusculaires, des quatrains au lyrisme cristallin et brillant, des quatrains où le sentiment et la présence coïncident et construisent le monde plutôt que de le détruire. Par exemple, celui-ci :

LA NORMANDIE

La lumière naturelle
De toute la Normandie
Et toi qui étincelle
Avec en fond les mouettes qui crient.

 

FT. Par ailleurs, pourrais-tu expliciter ce quatrain-ci : « Ma langue française natale / Est très obscure quand même / Depuis que je la parle / dans d’autodestructeurs poèmes » ?

CF. Je suggère ici que la poésie n’est pas un outil mais une arme, que la poésie, ce n’est pas du bricolage. Dans le bricolage, la langue est claire comme un jeu de société et l’on peut tricher mais on n’a pas d’autre choix que d’aller au bout de la partie. Dans ce quatrain, je dis que la langue est « obscure » parce que pour l’utiliser comme une arme, il faut aller la chercher non pas dans la nuit mais dans les rumeurs du monde, lesquelles sont par nature lo-fi, de basse définition. Et comme je l’ai dit plus haut citant Burroughs, oui la poésie est « une arme biologique » mais si ça rate, si l’on échoue, il y a un plan B comme d’avoir recours au tir à l’arc à l’instar de Jean-Paul Curnier qui a écrit Philosopher à l’arc et qui m’a invité un jour, dans la Crau, à tirer en sa compagnie. Bien entendu, une phrase même si elle est aussi résistante qu’une flèche en aluminium ou en carbone n’a rien de létal quand elle touche sa cible. Tout au plus, elle scandalise, elle dérange, elle met mal à l’aise. Voilà, je préfère la métaphore de l’arsenal à celle de l’atelier, celle du guerrier à celle de l’artisan, même si c’est plus dangereux et que ça peut me péter à la figure, d’où le vers évoquant les « autodestructeurs poèmes ». Mais le quatrain, la forme du quatrain heureusement fonctionne souvent ici comme une cage de Faraday qui permet à mon écriture de se déployer librement et légèrement. Et si le mot « autodestructeur » revient beaucoup dans Quand les décors s’écroulent, c’est dans un sens plutôt stoïcien que romantique. L’autodestruction aussi comme geste ultime dont le punk a initié l’élan dans notre imaginaire pop. On retrouve cet état d’esprit dans mon livre TEA TIME paru en 2020 (Éditions Les petits matins, dans la collection dirigée par Jérôme Mauche) qui raconte l’histoire d’une femme qui tous les jours à 17h devant son thé vocifère. Elle se met en colère contre l’état du monde lançant des « Je rêve d’un black-out ! » ou des « Je suis du genre à dire mes 4 vérités, 1, 2, 3, 4 ! ».

 

FT. Développement du sensible comporte un court portrait-charge d’une figure majeure de l’espace poétique actuel, Christian Prigent, qui t’a accusé « de vouloir mettre la poésie en musique » et de faire du Boby Lapointe (p. 143)… Et pourtant certains quatrains semblent relever de la cure d’idiotie chère au groupe TXT, non ? Et pourtant tu pratiques, dans Quand les décors s’écroulent comme dans ta revue COCKPIT, un examen critique des dérives de notre temps… On peut y déceler un écho à la position que défend l’avant-gardiste, d’abord dans un numéro de Fusées, puis dans Salut les modernes (2000), non ?

CF. Développement du sensible est un roman, un récit d’apprentissage comme je l’ai dit et peut-être même un livre picaresque. Le personnage principal n’est pas un cynique, ni un hypocrite mais un naïf qui raconte ce qui lui arrive. Certains lecteurs se sont reconnus dans des personnages fictifs et d’autres ont regretté de ne pas s’y reconnaître. Le lecteur imagine ce qu’il veut. Ceci dit, ce roman est aussi l’histoire d’une génération qui a été adolescente dans les années 1980 et qui découvre aujourd’hui que le monde a changé. À la fin, le narrateur passe un week-end en amoureux à Genève et il fait du pédalo avec Clara et il écrit un dernier poème très proche de ceux de Quand les décors s’écroulent:

Lac où nos cœurs s’enfoncent
Dedans le ciel mais pas dans l’eau
Clara et moi on fonce
Sur un magnifique pédalo.

FT. Mais ici, sauf à ne rien connaître de l’espace poétique contemporain, ce lecteur que tu guides sans écrire le nom de Prigent ne peut que reconnaître Prigent (né en 1945) dans « ce baby boomer qui signe des livres avant-gardistes depuis trente ans et qui aura en 2018 le grand prix de poésie de l’Académie française »… Et le quatrain que tu viens de citer ressortit parfaitement à la cure d’idiotie que j’évoquais !

CF. Le narrateur n’a rien à prouver. Pas de revanche sociale, ni de vengeance. Certes il est un transfuge de classe mais il s’en fout. Il est heureux comme ça. Il est poète et c’est tout. Il n’est pas heureux, ni content de lui. Pas du bien-être mais juste de la sérénité. Sinon, bien sûr que je fais un examen des dérives de notre temps dans Quand les décors s’écroulentcomme je l’ai toujours fait dans mes livres même ceux dont les sujets en semblaient éloignés comme La Comtesse(Édition Naïve, 2014) ou Cosima femme électrique (Éditions Philippe Rey, 2013). C’est la fonction me semble-t-il de la littérature et de la poésie entendu que notre matière première est la langue c’est-à-dire l’instrument de communication utilisé par toutes et tous dans la vie ordinaire et sociale, lequel instrument comme on le sait est l’objet de tous les trafics. Et s’il y a dans mon travail quelque chose qui relève de l’avant-garde, c’est par sa frontalité, son franc-parler que ça se révèle et dans l’invention d’une forme singulière. D’ailleurs, ici le quatrain est justement déformé : les vers ne sont pas tous des octosyllabes, les rimes ne sonnent pas toutes bien et il n’y a pas de ponctuation. C’est une écriture volontairement gauche (je pense à Georges Bataille, Tristan Tzara et aussi André Gide qui souhaitaient écrire maladroitement, chacun ayant ses raisons et aussi à la série de quatrains de Mallarmé réunis sous le titre « Les loisirs de la poste »). Être gauche afin de faire entendre une langue dissonante, disharmonique, incorrecte, la seule qui permet d’avoir une image juste de ce monde lisse où tout le monde voisine morbidement avec tout le monde dans les réseaux sociaux et où le contrôle équivaut à la sécurité des personnes et où la surveillance nous accule à la survie. Ainsi, ces quatrains ne chantent rien mais bégayent comme le narrateur de Développement du sensible qui découvre à l’occasion de ce handicap que la langue n’est pas affaire de mélodie mais de rythme et de respiration et que si la langue nous guide, si elle nous éclaire, c’est avec une lumière stroboscopique.

 

FT. Au reste, l’un des quatrains donne une image au galop de ta vision de/du COCKPIT : « Une vie qui va très vite / Un paysage qui bouge / Je vis dans un cockpit / Dont la boîte noire est rouge »… Comment définirais-tu le plan de vol de COCKPIT, voire ses lignes de fuite ?

CF. C’est après avoir écrit ce poème que j’ai eu l’idée d’appeler la revue COCKPIT et j’ai trouvé en Charlotte Rolland qui est ma compagne, la partenaire idéale pour mener ce projet éditorial aussi ambitieux que risqué. Notre plan de vol, c’est faire découvrir la création contemporaine telle qu’elle se fait en art, en littérature et en musique et aussi en théâtre. Nous sommes deux pilotes, Charlotte et moi et nous avons choisi comme co-pilote, Lautréamont dont cet extrait de Poésies: « Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans » est imprimé au bas des pages de la revue sous la forme de ce hashtag en caractères Futura : #jeveuxquemapoésiepuisseêtrelueparunejeunefillede14ans.

COCKPIT est une aventure commencée en 2020. Là, nous sommes en train de préparer notre n° 23 qui est une enquête. Nous avons posé cette question à nos invités et invitées : « Qu’est-ce que la poésie pour vous ? ». Cette question sur l’être de la poésie marque un cap dans COCKPIT. Nous avons souhaité rassembler toutes celles et ceux qui avaient participé à la revue depuis ses débuts et aussi celles et ceux dont nous
apprécions le travail et que nous n’avons jamais publié. Mais cette enquête n’a pas de finalité sociologique, elle fait juste entendre des voix qui disent ce qu’est la poésie. En effet, COCKPIT est aussi le Cockpit Voice Recorder, une des boîtes noires dans les avions qui enregistrent les conversations dans le cockpit et qui, après un crash, sont écoutées afin de comprendre la cause de l’accident, métaphore aussi pittoresque que radicale d’une époque où les arts et la littérature sont emportés dans des turbulences et des remous qui ne présagent rien de bon. Alors, COCKPIT à sa manière et avec les moyens du bord (la revue a la forme d’un fascicule en noir et blanc et elle est « faite maison » ou en mode Do It Yourself si l’on préfère) enregistre ces voix libres et les fait résonner de numéro en numéro en rassemblant des débutants, des auteurs confirmés et aussi la nouvelle génération. Et puisque tu évoques TXT, Christian Prigent a publié dans notre n° 4 (septembre 2020), Thiphaine Garnier dans notre n° 17 (janvier 2022) et Bruno Fern participe à notre prochain numéro.

FT. Penses-tu encore aujourd’hui, en un temps où ça tourne bien pour les « performeurs », que « la poésie, ça dérange », pour reprendre une formule de Développement du sensible (p. 143) ?

CF. Oui, la poésie qui m’intéresse dérange. Une poésie nerveuse, inquiète, lucide et parfois même grinçante qui chauffe la langue non pas pour arriver à l’incandescence mais pour simplement produire ou réinventer du sens, compte tenu de la forme, bien entendu. Art difficile, exigeant et épuisant qui demande d’avoir beaucoup d’énergie et d’être résistant à la douleur. Cette poésie a une filiation qui va de Baudelaire à Manuel Joseph en passant par Mallarmé, Apollinaire, Dickinson, Pound, Artaud, Woolf, Jude Stefan.

Concernant les « performeurs », il me semble que l’art de la performance a laissé la place à une nouvelle pratique de la lecture déclinée en « lectures performées », en « lectures en mouvement » et même en « lectures augmentées ». Est-ce que ça dérange ? Je l’ignore. Les textes sont devenus des partitions pour des actions comme le suggérait Bernard Heidsieck, mais hélas privées de poésie sonore. J’espère qu’apparaîtra une nouvelle poésie dramatique qui ira droit au but. Ce qu’illustre un de mes quatrains :

ART POÉTIQUE

À une jeune poétesse
« Soyez superficielle
En écrivant à toute vitesse
Des vers louches et rebelles »

Pour ma part, j’ai toujours mis sur le même plan, mes lectures, mon écriture et mes performances poétiques. Et si je suis écrivain c’est parce que les livres de Thomas Bernhard sont plus essentiels pour moi que le Velvet Underground (même si j’aime le premier groupe de Lou Reed), parce que je pense que la littérature est plus forte et plus radicale que la musique et aussi, je suis écrivain parce que pour moi la performance poétique est une extension orale de mes livres et non un remède ou un excitant qui viendrait fortifier, doper mes textes. Et d’ailleurs, j’ai expérimenté beaucoup de supports pour savoir lequel serait le plus en adéquation avec mes livres : fictions radiophoniques sur France Culture, créations théâtrales (Festival d’Avignon, 2007 et 2010 et 2011), travail d’auteur (Écriture du livret de la comédie musicale de Yann Duyvendak, Sound of music et écriture d’un texte sur l’album de Fred Nevché et French 79 The Unreal Story of Lou Reed) et récemment, mes poèmes plastiques Fonds Vert édités par l’atelier Tchikebe à Marseille, série de trois sérigraphies avec des à-plats verts en référence aux cyclos utilisés au cinéma pour les effets spéciaux. Toutes ces expériences sont plurielles mais elles convergent vers une même question : jusqu’où et comment peut-on faire entendre la poésie ou la littérature dès qu’on sort du cadre du livre ? Je n’ai pas la réponse mais j’ai découvert ça : un écrit ne peut basculer dans l’oralité, dans la parole vive que s’il est déjà en soi une œuvre aboutie, achevée. Là, je renvoie à l’article « Avant de publier » de Philippe Beck sur Sitaudis (25 nov. 2022). Beck évoque la nécessité, quand on écrit, de passer par « le brouillon » et d’être patient, donc de travailler beaucoup, pour pouvoir à un moment avoir des écrits prêts à la publication. Ce que nous dit ici Beck peut sembler une évidence mais dans le contexte de notre époque, il en est tout autrement. En effet, c’est comme si une fièvre graphomaniaque ou une hystérie grammairienne emportaient certains poètes et certaines poétesses dans cette zone indéterminée où la scène prime sur l’œuvre jugée élitiste ou trop artificielle. Ceci-dit, en cas de pénurie de papier, il est vrai que la lecture publique sera une issue pour la littérature et la poésie mais à condition que le texte contienne dans son phrasé sa propre force et son propre impact que la voix viendrait non pas hanter mais dire, amener à être entendu. Ce que j’évoque dans ces deux poèmes de Quand les décors s’écroulent :

ÉCRIRE

Je voudrais vous y voir
En train de trafiquer la langue
Matin midi et soir
Face à un poisson rouge exsangue

RITOURNELLE

N’importe quelle ritournelle
Dont le niveau a dépassé
80 décibels
Pour tout illuminer.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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