[Libr-relecture] Marco BOUBILLE, Ordre aléatoire des images, par François Crosnier

[Libr-relecture] Marco BOUBILLE, Ordre aléatoire des images, par François Crosnier

mars 23, 2023
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Libr-relecture] Marco BOUBILLE, Ordre aléatoire des images, par François Crosnier

Marco BOUBILLE, Ordre aléatoire des images, Les Presses du réel, collection « PLI », octobre 2020, 55 pages, 10 €, ISBN : 978-2-37896-144-2. [Commander]

 

« Mon image est moins intelligente que moi. »

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer
dans son être 
(Éthique III, Proposition 6). 

Les images sont cent treize photomatons numérotés de 1 à 113 :

« Nous n’avions pas d’appareil photo, alors nous allions dans une cabine pour nous photographier. »

Anatol Marco Josepho (Omsk 1894 – La Jolla 1980), l’inventeur des cabines photographiques, partage son prénom avec l’auteur et apparaît comme une figure tutélaire du livre. Son nom est cité à quatre reprises :

« (…) le photomate n’est pas un autoportrait, n’est pas une donnée virtuelle exécutant une procédure bien définie. La cabine de photo d’Anatol Marco Josepho n’est pas la machine de Turing. »

*

Qui parle, dans ce dispositif où chaque « PM » (« photomate », mais qui pourrait aussi bien signifier « petit miroir ») vient à son tour incrémenter un grand ensemble sans contour précis, mais qui formerait l’autoportrait de quelqu’un qui n’était pas lui-même ? Est-ce celui qui a constitué cette collection et qui, à partir du matériau minimal qui lui est donné à voir, tenterait de reconstituer des éléments de biographie, sur le mode du « Imaginons que je sois 01, si, etc. » ? On pourrait le croire, à lire une phrase comme celle-ci :

« L’homme de la photo PM 11 attend la fin de l’essayage de la femme, dans la cabine. »

Très vite pourtant, le lecteur se rend compte que cette interprétation est loin d’épuiser la complexité d’un texte qui prend en charge aussi bien le discours des PM, que ce soit sous une forme rapportée (« PM 02 ne peut plus regarder elle-même son image avant l’image ») ou sous une forme directe (« Je déteste écrire, j’ai toujours considéré que c’est une perte de temps », dixit PM 25), que celui de « l’auteur ».  De surcroît, il arrive que les discours se répondent et réfèrent les uns aux autres.

Au-delà du statut du locuteur se pose la question du statut du discours, tel qu’il s’énonce dans celui du photomate 28 :

« Ou bien tu écris ou bien tu décris (…) Je vais vous épuiser, dit-elle, je vais tout rendre opaque.

Les photomates (…) n’ont affaire qu’avec l’aliénation. Les PM ont du mal à porter un témoignage (…. La cabine est une malle de magicien. »

Témoignage malgré tout, le discours porte la trace de l’ancrage des PM dans un lieu (« sur le quai, station Rambuteau », « dans la cabine de téléphone à l’angle de la rue Pelleport et de la rue de Ménilmontant »), dans un travail, fût-il celui de mendiant (« PM 20 sourit à son moignon au lieu d’implorer quelques pièces de monnaie »), dans des occupations (« PM 38 lit l’Idiot »), dans une condition sociale (SDF, prisonnier), dans une référence de cinéma (tel le wendersien PM 59 qui « ne vit pas « au fil du temps ». Son partenaire de side-car non plus »). À cet égard, le livre est robustement arrimé à la réalité, les PM, comme des personnages solipsistes de Beckett, absorbent et défèquent, se préoccupent de leur corps, de ses accidents, de son fonctionnement interne, des moyens de le nourrir, de le vêtir, de le rendre au néant :

« De toute manière, la seule chose qui intéresse les gens seuls, dit PM 101, c’est de savoir à quoi ils ressembleront le jour de leur mort. »

 

Mais à cette transparence de surface s’oppose l’opacité fondamentale d’un discours marqué par une instabilité, une hésitation sur l’identité, un défaut d’être. Il n’y a pas de « norme Iso de l’Histoire ». Participe de cette opacité la question de la mise en ordre de la série (« soyons rassurés par les séries »). Comme il est énoncé dans PM 32,

Aujourd’hui est-ce l’ordre des photos ou celui du texte qui est aléatoire ?

Il n’y a pas d’alternative à la décision de « s’en remettre au défilement aléatoire des diapositives ».

Finalement, ce beau livre qui réussit à être à la fois transparent et obscur pose la question de sa production même, et ne serait-il pas un porte-parole de l’auteur, ce PM 55 qui « met visiblement au point son écriture mobile personnelle », lui qui affirme avoir « inventé une machine automatique pour faire des textes de façon autonome (…) « by dropping a coin », et que « les petits arrangements avec les représentations et les poéthéories laissent de gel » ?

Le photomaton ne serait-il pas une métaphore de l’écriture ?

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