[Chronique] Sébastien Ecorce, De la corruption en démocratie : quelques jalons

[Chronique] Sébastien Ecorce, De la corruption en démocratie : quelques jalons

avril 28, 2023
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[Chronique] Sébastien Ecorce, De la corruption en démocratie : quelques jalons

L’agacement suscité par les révélations concernant le « Qatargate » était surprenant car la corruption dans l’UE est de nature assez endémique. Ce qui a pu rendre cette affaire différente, c’est que tous ceux qui y sont liés sont souvent considérés parmi les soi-disant « bons élèves » de la classe politique européenne : les sociaux-démocrates, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), et les chefs de deux ONG humanitaires : « Fight Impunity » et « No Peace Without Justice ». Deux autres parlementaires européens sociaux-démocrates, sur lesquels la police voulait mettre la main, ont vu leur immunité levée très récemment. L’un des accusés serait prêt à incriminer d’autres « bons » parlementaires européens dans le cadre d’un accord de négociation de peine. Le Qatargate a révélé à quel point la pourriture s’est infiltrée, propagée dans la démocratie libérale européenne.

La corruption est assez curieusement encore considérée comme une aberration diabolique en Europe, et non comme l’élément qui pourrait être un déterminant connexe de sa politique, ce qu’elle est, sur un certain plan. Dans l’opération de limitation des dégâts menée par l’UE et les médias grand public après le Qatargate, on parle, comme toujours, de mouton noir. Personne cependant ne pose la question la plus fondamentale : De quelle couleur est le troupeau ?

Ce qui est également inhabituel dans ce cas, c’est que certains des auteurs pourraient bien être poursuivis. Cela n’est pas dû au faible niveau de tolérance de la corruption au sein des institutions de l’UE ou des gouvernements européens. Le magistrat belge qui mène l’enquête est déjà dépeint en héros – candidat à une série Netflix – le loup solitaire luttant pour la justice et la démocratie européennes, ce que en grossissant un peu, prétend faire l’UE. L’Office antifraude de l’UE, l’OLAF, avec son budget annuel de 61 millions d’euros, n’est qu’une autre des institutions en manque de moyens véritables. Entre écran de fumée et subterfuge.

Que le Qatargate soit désormais dans le domaine public peut certes apporter quelque réconfort à certains, mais la corruption détermine toujours la politique en Europe. Le Qatargate était si mineur qu’on ne peut même pas le qualifier de pointe d’iceberg. Chaque événement majeur offre de nouveaux champs de profit significatifs pour la classe politique comme c’est le cas avec le Covid, l’Ukraine et la crise climatique. Alors que les militants du climat exigent par exemple naïvement que les gouvernements « suivent la science », la classe politique européenne a une autre ligne directrice : « Suivez l’argent ».

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Restons au niveau superficiel de la corruption en Europe. Ce qui s’est passé en Grande-Bretagne ces dernières années ne peut être qualifié que de « tsunami de corruption ». Pendant la crise de Covid, des milliards ont été gaspillés, ou mieux dit, envoyés dans les poches des amis, de la famille et des donateurs du gouvernement conservateur pour un retour assez inefficient. Bien sûr, un certain pourcentage s’est retrouvé avec des politiciens habilités et le parti conservateur

L’Allemagne sur ce plan n’est pas si différente de la Grande-Bretagne. Là aussi, les politiciens ont été impliqués dans la direction des contrats PPI à des amis pour des pots-de-vin. Les tribunaux n’ont trouvé aucun acte répréhensible. Il est intéressant de noter que le chancelier actuel, Olaf Scholz, a été impliqué dans une escroquerie, Cum Ex, qui a coûté à l’Allemagne et à d’autres États européens des milliards d’euros de recettes fiscales perdues. Le cas de Scholz a été enterré par les procureurs publics allemands, à qui le gouvernement a le pouvoir de donner des directives. Le même cas s’est produit avec le ministre des Finances allemand, Christian Lindner, qui était accusé d’avoir reçu des prêts d’une banque, pour lesquels il rend des faveurs occasionnelles, à des conditions extrêmement généreuses et infondées. N’oublions pas non plus que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a reçu son poste actuel car elle a dû être rapidement expulsée de Berlin, embourbée qu’elle était en tant que ministre de la Défense dans ce qui se transformait rapidement en une affaire de corruption. Au moins, avec ironie, la bonne personne s’est retrouvée au bon endroit.

En fait, si nous faisions une analyse cursive et superficielle de la corruption dans les États membres de l’UE, les choses ne seraient pas différentes. Même la Scandinavie, qui semblait relativement exempte de corruption il y a cinq ans, n’a pas ce statut aujourd’hui. À quelques exceptions près, on peut facilement affirmer que la force motrice de la classe politique européenne n’est pas de promouvoir le bien commun, mais de promouvoir ses propres intérêts privés. Plus un politicien s’élève dans la hiérarchie, plus sa valeur de corruption peut être significative. Ce qui évidemment ne peut poser que d’indéniables problèmes quant aux principes de base de la démocratie.

Leur méthode est simple : utiliser les espoirs et les rêves des citoyens pour conquérir une position politique privilégiée. Cela inclut à ce stade toute une circularité, signalétique de vertu. Il n’y aura pas de changement politique. Il n’y a probablement aucune institution politique qui a perfectionné cela mieux que l’UE, qui est devenue un centre de « prêt-à-porter » quant à la posture morale.

Mais ce n’est même pas encore la moitié de l’histoire. En ce qui concerne la corruption, nous commettons une erreur cardinale, et je dirais même une erreur de raisonnement, au plan éthique et juridique, dans laquelle nous sommes encouragés par les grands médias : nous considérons le receveur de la corruption comme le coupable. Qu’en est-il de ceux qui matérialisent réellement les pots-de-vin ? Lorsque la Grèce a sombré dans sa crise financière en 2009, de nombreux cas de corruption ont commencé à être mis en lumière. La plupart impliquaient de grandes entreprises allemandes. Néanmoins, et en particulier en Allemagne, les Grecs étaient dépeints comme de simples vénaux et corrompus. De l’autre côté se tenait le vertueux homme d’affaires allemand qui était « forcé » de verser des pots-de-vin pour gagner sa vie « honnêtement ». Une victime de la corruption. C’était comme il y a quelques décennies, car les prostituées étaient poursuivies par la police, en omettant sagement le rôle indubitable de leurs clients ou leurs proxénètes. Nous avons même à cet effet un nom honorable pour les proxénètes qui soudoient les politiciens : les lobbyistes d’entreprise. Ils prétendent fournir aux politiciens des conseils utiles pour les aider à prendre la bonne décision, ce qui équivaut toujours à une maximisation des profits de leur client. Ce qu’ils proposent, ce sont des pots-de-vin et des menaces. La société que l’on pourrait qualifier d’oligarchique européenne est basée sur la force et la fraude.

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Alors, qui fait le pot-de-vin. Pour une influence politique majeure, il faut la présence et la circulation de sommes d’argent considérables. Dans l’affaire du Qatargate, qui, selon les politiciens européens, était une affaire très mineure et n’avait aucune réelle influence politique, plus d’un million d’euros en espèces ont été découverts dans les résidences des accusés. C’étaient simplement des billets qui traînaient. Nous ne connaissons pas la part de non découverte, pas plus que les nombreuses commodités telles que les voyages en première classe, les restaurants et les cadeaux, qui n’apparaissent pas dans ces sommes. Ce sont des ressources monétaires que les citoyens normaux ne peuvent pas se permettre. Au-delà des grandes entreprises, des 1%, et dans un cas comme le Qatargate, des États nationaux, personne d’autre ne le peut. De là en déduire un comportement systématique. Il faudrait plus avant l’étayer.

En fait, les grandes entreprises et ce que l’on dénomme les riches déterminent les politiques européennes. Les décisions géopolitiques sont toujours dictées par les États-Unis, mais même celles-ci sont établies aux États-Unis par des intérêts commerciaux notables. Il est fascinant que les gens ne se demandent pas pourquoi le réchauffement climatique, y compris les émissions de CO2, continuent d’augmenter en Europe, tout comme les inégalités et la pauvreté, l’injustice fiscale, la détérioration des soins de santé publics et de l’éducation, l’atteinte à la liberté de la presse – ce qui relève en fait des aspects fondamentaux de ce que nous appelons le bien commun et s’aggrave inexorablement. L’angélisme sur ce point de l’instance européenne ne doit pas tromper. Le tout va bien ne peut constituer une bonne politique.

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Cela nous ramène à la question fondamentale de « Cui Bono ? » (Qui en profite ?). Ce qui augmente, ce sont les bénéfices des entreprises et la richesse privée du quantile des plus riches. Ce n’est pas parce qu’ils sont terriblement intelligents, car nous sommes sermonnés par eux et les médias grand public. C’est parce qu’ils dictent les règles. Et même, ils les achètent.

Ce qui est étrange, c’est que cela relève de la notoriété publique, tout comme le changement climatique. Cela demande un effort personnel pour se dissimuler cette réalité. Alors pourquoi et comment les gens restent-ils en cette inertie ? L’une des raisons est que nous sommes socialisés avec un certain idéal de démocratie. Il est d’ailleurs célébré quotidiennement dans les médias dits grand public. Comme Josep Borrell, le pseudo-ministre des Affaires étrangères de l’UE (lui-même reconnu coupable de délit d’initié), l’a si distinctement décrit métaphoriquement : notre démocratie est ce qui nous différencie, nous les humains européens, des bêtes « de la jungle ». C’est la preuve de notre supériorité morale et de notre exceptionnalisme sur le reste de l’humanité. Nous défendons la bataille existentielle entre la démocratie et l’autoritarisme. Cela parait si simple que cela ne peut relever que d’une bêtise sans nom : nous sommes bons, ils sont mauvais. Remettre cela en question n’est tout simplement pas possible pour de nombreux citoyens, y compris de nombreux mouvements de gauche. Leur conception du monde dès la plus tendre enfance se désintégrerait aussitôt. Qu’en est-il de toutes ces pétitions signées, des manifestations suivies, des dons aux ONG (dont beaucoup sont principalement financés par l’UE ou les gouvernements nationaux européens) qui promettent d’apporter de grands changements, mais qui se terminent par des améliorations microscopiques ? Cela signifierait que lorsque vous irez voter, vous saurez que rien ne changera – l’Italie est un cas d’école. Lorsqu’une alternative possible est présentée, comme ce fut le cas avec Bernie Sanders et Jeremy Corbyn, les mêmes intérêts ont utilisé leur argent pour empêcher cela. Devoir admettre que c’est quelque chose de vraiment existentiel. Essentiellement, la démocratie en Europe est un mythe similaire à la croyance que la royauté est en quelque sorte singulière. Pourtant, les gens semblent vouloir – avoir besoin – d’y croire. Qu’en est-il de toutes ces pétitions signées, des manifestations suivies, des dons aux ONG (dont beaucoup sont principalement financés par l’UE ou les gouvernements nationaux européens) qui promettent d’apporter de grands changements, mais qui ne se concluent bien souvent que par des améliorations microscopiques ? Cela signifierait que lorsque vous irez voter, vous saurez que rien ne changera – l’Italie sur ce plan est un cas d’école. Lorsqu’une alternative possible est présentée, comme ce fut le cas avec Bernie Sanders et Jeremy Corbyn, les mêmes intérêts ont le plus souvent utilisé leurs capitaux pour empêcher cela.

Se pose alors la question de la conscience de classe. Si nous prenons le cas de la Grande-Bretagne, celle-ci est en train de passer d’une économie défaillante à une société défaillante sous nos yeux en raison de politiciens corrompus des conservateurs, mais aussi des libéraux démocrates et des travaillistes, vendant des décisions politiques au plus offrant. Mais demandez à n’importe lequel des Guardianistas libéraux de la classe moyenne métropolitaine quelle en est la cause, ils répondront le Brexit. Ici, leurs subordonnés sociaux avaient compris la crise politique de leur nation et exercé leur choix démocratique (dont l’autorisation est considérée par la plupart de la classe dirigeante britannique comme la plus grande erreur politique du siècle) pour arrêter la pourriture. L’antagonisme de classe est évidemment une autre force très puissante qui l’emporte sur la raison.

Ensuite, il y a les politiques identitaires, très encouragées par la classe politique, se concentrant sur les individus et leurs agendas privés tout en tournant le dos aux mouvements collectifs de changement social. Ils renoncent à la classe et au collectivisme en faveur d’un groupe d’intérêts spécifique, les dressant les uns contre les autres, ignorant que leur démocratie est déjà si affaiblie.

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Avec le consumérisme, nous touchons à un point névralgique. En politique comme en matière de changement climatique, de nombreux Européens estiment qu’ils n’ont rien à gagner et tout à perdre. Le mode de vie du Jardin européen de Borrell est menacé, par des dirigeants et des États autoritaires étrangers (aujourd’hui nos amis, demain nos ennemis), des réfugiés, des radicaux appelant à la justice sociale, des militants pour le climat, des pauvres qui veulent leur voler ce qu’ils ont ou les empêcher d’avoir plus. Mieux vaut se mêler aux mensonges et à l’hypocrisie : « Dieu, fais-moi juste traverser ça et laisse la racaille et la prochaine génération en subir les conséquences ».

D’un autre côté, il arrive aussi un moment où les gens ont le sentiment qu’ils n’ont plus rien à perdre de leur classe politique. Jusqu’à présent, de tels événements ont été relativement isolés en Europe. Nous l’avons vu en Grèce en 2015 lorsque ses citoyens ont voté massivement pour rejeter la destruction financière de la souveraineté grecque par l’UE (et comme il fallait s’y attendre, sa classe politique a trahi son mandat démocratique). Nous l’avons vu en 2018 avec les Gilets Jaunes en France, et à nouveau avec la candidature de Jeremy Corbyn au poste de Premier ministre, que son propre parti a saboté pour empêcher le changement populaire en Grande-Bretagne. Nous l’avons vu lorsque le mouvement climatique a abandonné les politiciens et est passé à la désobéissance civile et à l’action directe. Encore une fois, nous assistons à de grands mouvements populaires avec les grèves massives au Royaume-Uni pour l’amélioration des salaires et des conditions de travail, mais aussi les protestations en France contre la poursuite de la dégradation de leur système de retraites. Mais le système oligarchique a été en mesure d’y faire face jusqu’à présent – ​​assez facilement. L’argent mis dans les bonnes poches des bonnes instances s’est avéré un excellent investissement.

Tous les systèmes politiques dominants se sont finalement effondrés, tout comme celui-ci. Cela peut provenir de bouleversements internes, de forces extérieures ou d’un effondrement long terme climatique. Ce que nous pouvons cependant faire en cette attente, c’est de cesser de considérer la « démocratie libérale » au sérieux et de faire face à la réalité politique de notre société – aussi effrayante qu’elle puisse être. Ce n’est pas que la démocratie a échoué, c’est juste qu’elle n’existe plus. La classe politique et ses payeurs oligarchiques, ou rentiers de ces ruines, ne sont pas là pour servir vos intérêts, mais essentiellement les leurs.

Sébastien Ecorce, Ancien responsable recherche e finance,
professeur de neurobiologie salpêtrière, Icm,
co-responsable de la plateforme Neurocytolab,
bricoleur de mots, créateur graphique

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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