[Libr-relecture] Philippe Thireau, Cœur d’Ours, par Guillaume Basquin

[Libr-relecture] Philippe Thireau, Cœur d’Ours, par Guillaume Basquin

avril 30, 2023
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Libr-relecture] Philippe Thireau, Cœur d’Ours, par Guillaume Basquin

Philippe Thireau, Cœur d’Ours, PhB éditions, été 2022, 72 pages, 10 €, ISBN : 979-10-93732-60-2.

 

Philipe Thireau est quelqu’un d’étonnant : venu à l’écriture très tard, après une première vie dans la haute fonction publique, il prend le contrepied absolu des écrivains de sa génération qui ont souvent commencé leurs carrières en surfant sur la vague avant-gardiste des années 70, avant que de se ranger bien sagement dans des écritures classiques, lissées, sans risque aucun de déplaire aux éditeurs… ou au grand public.

Thireau, lui, plus il avance en âge, plus il rajeunit dans son audace stylistique ! Ici, par exemple, et il l’avait déjà fait dans un précédent ouvrage (noces à Syracuse. noces, 2022), l’écrivain expérimente une écriture toute en compression : dans noces, il compressait l’intrigue de l’Iliade et l’Odyssée pour en sortir la substantifique moëlle symbolique, voire sexuelle, un peu à la façon dont un Carmelo Bene, dans ses films et ses pièces de théâtre, compressait Shakespeare ou Sade ; ici dans ce Cœur d’Ours (avec un O majuscule, car cet ours-là n’est pas n’importe lequel, comme l’on verra, en plus d’être très incarné), l’écrivain compresse, de la même façon dissonante (il arrête des phrases en cours de route, par d’abrupts points, comme ici : « le bruit se précise, un bourdonnement d’insectes, à moins que. » ; réitérant la même « technique » avec des répétitions sonores, parfois des assonances : « elle portait l’enfant à moins que. que ce fût l’ours dévasté la langue rouge à demi rongée pendante »), un souvenir d’enfance de Philippe Thireau : le bombardement du Havre par l’aviation Alliée, en 1944.

C’est ici qu’entre en scène l’Ours : c’est la peluche très peuplée (de rêves, de cauchemars, de fantasmes) qui sert d’objet à l’enfant, petit a comme dans affect, c’est-à-dire comme dans transfert affectif : « il marche l’enfant sur le lit qui tourne dans sa tête et l’ours en peluche manchot marche en avançant son bras restant pour fendre l’obscurité. » Quand soudain « l’ours le prend dans son bras entre ses pattes et ils s’envolent avec les avions dans la tête… » ; l’ours (la peluche estropiée) allé avec les rêves de l’enfant : les avions, et même si alors ils bombardent, détruisent et tuent : « c’est comment dans un avion ? c’est comme dans un ventre entre deux mondes… » Ventre de la baleine… « les pilotes pilotent les manches à balai manchottent les avions avionnent les hélices hélicent dans le cerveau broyé de l’ours. » Fragile armada…

Parfois, Thireau atteint à la poésie pure (ferré à droite) :

            « mots répétés bombardés
racontent l’instant
de l’éclat salvateur »

Quasi toute l’écriture de ce livre est dissonante ; et Dieu sait si c’est un art difficile : de même que pour l’écriture déponctuée, beaucoup d’appelés, peu d’élus. N’est pas Webern qui veut !… Il y faut une oreille très sure, sinon ça (nous) casse littéralement les oreilles. Comment c’est de Samuel Beckett, oui (« comment c’était je cite avant Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends » ; Paradis de Philippe Sollers, oui (« voix fleur lumière écho des lumières… ») ; mais beaucoup d’échecs… Le libre jeu d’accords contradictoires ne se fait pas sans heurts : « les avions fabriquent un ciel à leur convenance un ciel à roulis un ciel à meurtre ». Comment dire comment c’est, la guerre ? Eh bien, par exemple, en compressant des souvenirs d’enfance, n’en retenant que les sucs les plus signifiants : les sensations : les vrombissements, les démembrements, les lumières, les explosions, la peur, l’effroi, les cauchemars, les fantasmes, etc.

Ajoutons, pour conclure, que ce superbe « petit » livre est dédié à la mémoire de Dominique Preschez, écrivain regretté, trop tôt disparu en 2021, qui était lui aussi du Havre.

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Guillaume Basquin

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