[Chronique] Francis Cohen avec et sur Anne-Marie Albiach, par Fabrice Thumerel

[Chronique] Francis Cohen avec et sur Anne-Marie Albiach, par Fabrice Thumerel

octobre 12, 2023
in Category: chronique, livres reçus, UNE
0 691 20
[Chronique] Francis Cohen avec et sur Anne-Marie Albiach, par Fabrice Thumerel

Francis COHEN, Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier et État.Une politique de l’imprononçable, Éric Pesty éditeur, été 2023, 126 pages chacun pour 17 €.

 

D’emblée, dans son essai l’auteur indique qu’une « lecture politique d’État d’Anne-Marie Albiach est un pari risqué », histoire de poser l’enjeu de ces deux livres à lire en miroir, Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier et État.Une politique de l’imprononçable. La structure du premier est simple, puisqu’elle épouse la chronologie des rencontres de Francis Cohen avec Anne-Marie Albiach, du 18 novembre 2006 au 25 mars 2007 ; les titres sont néanmoins révélateurs : « Le Désaccord », « La Pulsion », « L’attribut », les trois lectures d’État (« Prise au dépourvu », « Le Thème ne pourrait jamais arriver » et « Les Lisières de la logique »). Quant à celle de l’essai, elle oscille entre citations/commentaires (de Lautréamont, Maurice Blanchot, Jean Daive), extraits des entretiens et entrées diverses, dont « Du loyaume », « La Loi(e) d’une méthode », « Le Corps marchandise », « L’Utopie de l’inépuisable roman », etc.

Ces Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier, série d’entretiens enregistrés puis retranscrits entre le 18 novembre 2006 et le 3 mars 2007 par la poète et philosophe Francis Cohen, constituent une perle éditoriale : pensez donc, pareille discussion avec l’une des figures majeures de la modernité négative – dite « poésie blanche » – qui disparaîtra quelques années plus tard (1937-2012) est suffisamment rare pour qu’on s’y intéresse ! Cette rareté est liée aux réticences de la poétesse : même avec son mari Claude Royet-Journoud, elle ne parle pas, pour ne prendre qu’un exemple, de la structure d’État (1971). Ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’un humour méconnu –  qu’attestent les nombreux rires éblouissant ces entretiens.

D’État il sera question, et même du « plan de sa mise à mort », étape indispensable pour aborder les autres livres, que ce succès initial éclipsait. Ce grand-œuvre Francis Cohen le connaît bien, lui qui l’a encore étudié récemment dans un article du n° 62 de Lignes (printemps 2020), intitulé « L’Imprononçable : une politique » : l’imprononçable État, il avait souhaité en proposer une lecture juxtalinéaire en regard de l’imprononçable LOI(E), qu’Anne-Marie Albiach avait publié dans le numéro 23 de ChangeMonstre poésie », été 1975), en écho à Aely d’Edmond Jabès. En vain : « Il n’y a que des digressions par rapport à l’œuvre de Jabès, il n’y a pas de point de vue critique. En ce qui concerne la logique, c’est pareil. » Quels que soient les sujets et notions abordés (thèmes du miroir, de la pulsion, de la perte, de l’attribut, et même du rire) les logiques de la poète et de l’écrivain-philosophe demeurent fondamentalement parallèles : nulle véritable convergence possible. L’un se fonde sur des définitions conceptuelles, se réfère à Freud ou Bataille, va même jusqu’à poser ce genre de question : « le présent élevé au carré, c’est l’éternité quatre ? » ; l’autre invoque le « savoir dévié », le « savoir inné », les « lisières de la logique ».

Voici comment l’auteur résume ce volume : « Ces entretiens commencent par une tentative d’élucidation d’un certain nombre de thèmes ou de concepts, mais très vite cette voie fut abandonnée, elle lui semblait trop abstraite et impropre à lui permettre d’en finir avec État. » Pour la poète de l’abstraction, l’approche critique et théorique d’un représentant du savoir universitaire, quand bien même elle entretient avec lui une relation d’amicale complicité, s’avère incompatible avec sa démarche. Ce paradoxe suscite au moins une question cruciale : toute interprétation, qu’elle soit celle de l’auteur ou celle du critique, ferme-t-elle toute lecture, clôture-t-elle le processus de la signifiance ?

C’est dire le double intérêt de ce diptyque, et pour l’histoire littéraire et pour la réflexion critique et théorique.

, , , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

Autres articles

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *