[Texte] Yves Charnet, Journal de la désolitude (3)

[Texte] Yves Charnet, Journal de la désolitude (3)

janvier 14, 2024
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[Texte] Yves Charnet, Journal de la désolitude (3)

Toulouse, 14 octobre 2023.

Didier Goupil a composé cette très belle nouvelle. L’art de faire des passes. Il l’a créée, ce soir, à ma demande. Pour conclure les manifestations organisées par les Arts & cultures lors de la Journée Portes Ouvertes de SUPAERO. Nous n’étions plus qu’une poignée dans la vaste salle de l’Aérothèque. Ce beau bâtiment de verre fièrement amarré désormais sur notre campus. Qui dira la solitude de l’écriture. L’isolement des écrivains. Didier a lu & commenté ce texte inédit comme s’il avait prononcé la conférence plénière à la fin d’un grand colloque international. Le panache sinon rien. Il l’a fait sans aucune forfanterie. Dans une justesse à la fois bouleversante & fragile. C’est une très belle nouvelle. Bien dans son style subtil. Il ne s’agit pas d’une de ces autruifictions dont il a le secret. Comme dans son prodigieux Journal d’un caméléon. Ce sont, pour ainsi dire, ses premiers pas sur un terrain de je où j’aurai, pour ma part, usé mes semelles à crampons. C’est une très pudique méditation sur les rapports d’un père & de son fils. Les plis & replis d’une difficile filiation. Nous avons, Didier & Yves, cette fraternité des Sans Père. Cette reconnaissance secrète entre les enfants non-reconnus. Nous avons chacun notre façon de le toréer. L’abandon. Didier se risquait, pour une des toutes premières fois, dans cette arène de mots. Histoire de faire couler comme de l’encre le sang de l’absence. Il s’est longuement expliqué sur les enjeux personnels de cette nouvelle. Après une lecture vibrante de tact & de sobriété. Il essuyait machinalement en parlant les verres de ses lunettes. Avec le tissu de son T-shirt grisâtre. Il m’a confié ne pas avoir eu conscience de ce geste. Pas plus que du fait d’avoir, après ce long et minutieux dépoussiérage, reposé sur la table ronde cette paire de lunettes. Je repensais, en l’écoutant, à cet incurable abandon. Revenu soudain en boomerang dans ma vie. J’étais touché de voir mon talentueux ami se débattre avec ce problème. Comme un petit frère avec un an de moins ; un an & deux mois de moins que Bibyves. Nous reparlions de toutes ces choses. Dans la voiture du retour en longeant le canal du Midi. C’était une bonne journée finalement. Malgré le caractère confidentiel de ces rencontres. Denis Faïck avait captivé la petite assistance avec sa conférence sur le corps & la pensée. Nos discussions animées, pendant le déjeuner, sur la situation en Israël, l’assassinat de notre collègue à Arras. Nous avions pris plaisir à partager ces moments de rencontres avec Ausias Gamisans. La généreuse agilité de ce chef de département pas comme les autres. J’ai redit que j’avais eu cette chance dans ma vie professionnelle maintenant proche de son achèvement. D’avoir posé les bases, voilà bientôt trente ans, de cette cabane pour les humanités de l’ingénieur. Dans ce moment si difficile de ma vie personnelle j’étais heureux, malgré tout, de ça. Et de pouvoir favoriser des circonstances comme celles que nous venions de vivre. J’irai dîner, pendant la semaine de vacances, chez Didier. Dans cette accueillante maison que, avec sa femme & sa fille, il sait ouvrir aux vieux copains. C’est vraiment quelqu’un sur qui je peux compter. À Toulouse Didier Goupil. Le soir tombait sur le canal. Une atmosphère obscure déjà sur la ville. Je prendrai, demain matin, le train pour Paris. Pour aller écouter, lundi soir, Sarah Chiche à la Maison de la Poésie. Ce sera le premier séjour à Paname où je n’inviterai pas au restaurant l’un ou l’autre des deux mômes. Mon âme en panne à Paname. Je ferai les quais. La Seine & les noyés. Ça fait prendre l’air. Comme dans la chanson de Léo Ferré. Et ça distrait. Paname, Paname. Il n’y a plus beaucoup d’alchimies. Dans ma vie. L’amitié reste l’une des dernières. Avec l’amour de la littérature.

 

Paris, 15 octobre 2023.

Je n’aime plus Paris. Sauf certaines rues.

Il n’y avait plus une table de libre chez Mamane. Rue des Cinq-Diamants. J’ai changé de trottoir. Une nappe à carreaux rouges & blancs chez Gladines. Je me suis juste demandé si la chaise – rudimentaire dossier en bois, pieds de fer datant d’une défaite oubliée – supporterait mon poids. Surtout après les escargots en persillade, l’omelette aux cèpes & aux girolles supplément patates maison & l’île flottante. C’est une certaine idée de la province à Paname. Et le Pays basque sur la Butte-aux-cailles. Elle n’existe plus depuis mauvaise lurette. La France de mon enfance. Il y a longtemps que plus personne ne lui fait crédit. Sur ce comptoir en bois sans ardoise magique. J’aime ces nostalgiques retrouvailles. Avec le goût du pain perdu. L’impayable patron râlait qu’il n’y avait personne ce soir. À cause de leur foutu match ; tous comme des mouches devant les écrans du rugby ; l’hypnose à gogos dans tous les bars du quartier. Une vilaine crève avait empêché Charlotte de dîner avec moi comme prévu. Tenace malédiction entre nous. Et je me retrouvais à faire des clins d’œil à cet épouvantail en T-shirt & pantacourt troué. Ses dents cassées avaient un petit coup dans le nez. Burlesque babil de son ivresse presque inaudible. Je jurais que la persillade était comme dans les livres. Et les escargots bougrement goûtus. Ses cheveux en bataille avaient, pour me répondre, la voix de certains acteurs abonnés aux seconds rôles dans les feuilletons français du samedi soir au temps de notre télé noir & blanc. Sortant des fourneaux une trogne couturée de tics, le cuistot a trafiqué des fils & des boutons pour mettre de la musique. Vraiment pas assez d’ambiance, ce soir. Il sourit, avec une dent sur deux, en reconnaissant ce rock champêtre. Michel Delpech, « Le Loir-et-Cher ». Ces gens-là n’font pas de manière. Le patron & le cuistot non plus. Ils ne peuvent pas s’empêcher. De reprendre, et pour la millième fois, certaines paroles. Ils sont carrément aux anges. Avec la suivante. Le temps dure longtemps. Et la vie sûrement plus d’un million d’années. C’est le milieu des années soixante-dix. Et toujours en été. Je finis mon verre d’Irouléguy. Après Nino Ferrer Cloclo. Un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre. Demain, à Gaza, après-demain. On dit c’est le destin. Tant pis pour le sud. Nos boules ont perdu le nord. Nos boussoles comme des montres arrêtés dans nos poches crevées. On n’est plus des enfants. Vous & moi. C’est une chanson rare. Du type sur la couverture de Podium. Il n’en revient pas que je la connaisse. Celle-là, le patron. Quand les enfants pleurent ils sont consolés. Tous, tous, tous.

Je connais le chagrin. Dans chaque recoin de ses rimes de crocodile.

L’épouvantail me sert une fameuse dose de Patxaran. Dans un grand verre avec glaçons. Parce que vous le méritez bien. Monsieur. Quatre touristes ressortent après s’être longuement fait expliquer la carte par le cuistot. Sa façon de prononcer, avec un épouvantable accent anglais, le nom français de chaque produit. C’étaient des végânes. Monsieur. Le patron fulmine. Sur les ardoises au-dessus du comptoir en bois : salade de gésiers ; salade de foie de volailles ; foie gras rhum, gingembre & citron vert ; patates jambon cantal ; poulet basquaise ; tripes ; confit de canard aux cèpes & pommes de terre ; andouillette sauce moutarde à l’ancienne ; spécialité de la maison avec pommes de terre, jambon de pays, escalope de veau, cantal & sauce crème champignons. Le serveur black passe des coups d’éponge sur les carreaux rouges & blancs. Des chaises sur les tables vides. Je fais durer ce plaisir mélancolique. Dernière clope du patron sur le trottoir, sa dégaine pour caricaturiste picaresque. Je veux rester encore un peu dans ce film de Simenon. Ce roman de Henri Verneuil. Maigret devrait bientôt trouver le coupable. Dans les cinq dernières minutes de notre épisode. C’est dimanche soir. Au siècle dernier. Personne n’a l’air très pressé de vivre le lundi 16 octobre 2023. Et surtout pas l’épaule ronde de cette magnifique italienne qui aurait rendu Stendhal dingue. Elle n’a pas fini son omelette basquaise. Juste un café. Elle a négligemment remonté le pull sur son épaule… Avant de se lever pour partir… Son sourire en direction du cuistot a fait sauter les plombs de ce bistrot basque si loin de Paris… Dernières gorgées de Patxaran… Je vous l’offre… Le patron en me présentant l’addition griffonnée sur un bout de papier jauni… Mais n’allez pas le crier sur les toits… Ah ah ah… Les Bleus menaient 21-19 face aux Springboks… Les écrans géants sur le trajet du retour à mon hôtel… Toute la presse raconte, et depuis des semaines, qu’ils vont la gagner… Les Français, cette fois, la Coupe du monde… Qu’il faut juste passer ce quart-de-finale… Antoine Dupont & son casque noir… On en avait chanté une dernière… Avec le patron avant de fermer la boîte… C’était mon sourire… Mon atout majeur… Et ça distrait ma vie… Ce tube de Michel Delpech en 1975… Je ne sais pas si j’ai encore le droit d’écrire que j’aimais beaucoup la reprise de cette chanson… Par Gérard Depardieu dans le film de Xavier Giannoli en 2006… Je ne crois pas que je les aurai un jour… Mes soixante-treize ans… L’automne est tombé sans crier gare… 8°, cette nuit, sur Paris… Pour moi y a longtemps qu’c’est fini… Doucement les basses… Il n’y a plus personne pour me les pardonner… Tous mes écarts, toutes mes histoires…

 

Paris, 16 octobre 2023.

Nous prenions un verre au Café Beaubourg. Après la lecture de Sarah Chiche à la Maison de la Poésie. Il y avait son éditeur. Et trois amies proches de la romancière. Il y avait des siècles que je n’étais plus rentré dans cette brasserie chiquébranchée. Toujours aussi mal à l’aise & empoté dans ce genre d’endroit. Je me souviens d’avoir dit à Sarah qu’elle avait réussi à me faire oublier, le temps de sa lecture particulièrement pétillante, l’angoisse du moment enténébré que nous vivions ces derniers jours. Un Gin Tonic servi dans une petite carafe. J’ai quitté la compagnie vers 22 heures. Des nems & une soupe japonaise au bar Oishi Ramen de la rue Saint-Martin. Deux filles parlaient à voix haute de leurs problèmes de couple. Aussi difficile de vivre à deux que seules. Elles décortiquaient le comportement de leurs derniers mecs. Leurs façons de faire l’amour ou de s’affaler sur le canapé pour mater un match. Le serveur était très gentil. Et la soupe aux choux épicée très bonne. J’ai pris un taxi. Pour rentrer à mon Ibis de la rue de Tolbiac. Ils ne savent même plus mon prénom écorché. Les fantômes du quartier Latin. Je les ai furtivement regardées glisser dans la nuit. Les rues de la jeunesse perdue. La plupart des librairies ont fermé depuis lurette. Plus que des banques, des zenseignes de fringue & des Macstarburgerdomidepinzalabriochedorémichelsingermain. J’ai mis BFM. Pour prendre des nouvelles de la situation en Israël. Un terroriste islamiste venait de buter deux nouveaux innocents. Dans les rues de Bruxelles. Il n’y aura plus de répit. Ni de repos. Ces salops ne nous lâcheront plus. Édition spéciale & reporters en direct. Je me souviens d’avoir dit à Sarah qu’elle ressemblait un peu au Gilles de Watteau. Enveloppée dans cette longue veste pendant sa lecture. Que j’avais adoré la sorte d’espièglerie adolescente avec laquelle elle avait, dès les premiers mots, captivé la salle. Ses mimiques de clown & les couleurs de sa voix. Qu’elle était centrée et concentrée. Comme une torera de mots. Qu’elle se confondait de plus en plus avec ça. Son geste d’écrire. Je suis heureux d’avoir cette romancière si singulière pour amie. Comme une brève bouffée de bleu dans tout ce noir étouffant qui nous gagne. J’ai fini par couper le spectacle de la terreur télévisée. Grattant rapidement cette page de journal avant de tenter de trouver, pour quelques heures, le passage vers un mauvais sommeil. C’est comme un cauchemar de Goya. Le monde en ce début d’automne. Je l’écris à l’insu de mon plein gré. Ce Journal d’une époque détraquée.

 

Entre Paris & Toulouse, 17 octobre 2023 

Il cherchait un professeur d’histoire. Pour le tuer.

Il voulait tuer un professeur. Dans son ancien lycée. Il voulait faire ça trois ans après. Pour le troisième anniversaire de la décapitation de Samuel Paty. Il a demandé ça. À un professeur de philosophie croisé dans sa brève équipée meurtrière. S’il était professeur d’histoire. Il s’appelait Mohammed M. Pour une presse incapable de prononcer son nom. La plupart des médias parlent d’attaque & d’assaillant. Plutôt que de qualifier, comme un attentat de plus, l’acte barbare de ce jeune terroriste. Nous payons le prix de ces années de déni. Le prix exorbitsang. Il était ancien élève de ce collège-lycée. Un parmi les autres à se voir offrir gratuitement, à Gambetta, le trésor de l’éducation nationale. Ces vieux mots feront ricaner les imbéciles. Les nantis, les suffisants ; les bouffons de l’imposture boursoufflée. Il a vingt ans. Et une rage à mort contre cette France qui lui aura pourtant donné l’asile comme à toute sa famille salafiste. Tous les hommes de cette maudite tribu ont basculé dans l’Islam radical. Le père, les frères, Mohammed M. Ils partagent tous cette détestation. Cette haine viscérale de notre patrie ; cet absolu mépris de notre république. Il a tué mon Double. Un collègue de 57 ans, mon âge à quatre ans près. Nous sommes les mêmes. Toute cette cohorte d’éducateurs en fin de carrière. Il a tué un agrégé de Lettres. Classiques pour le père de trois orphelines ; Modernes pour le père abandonné par ses deux enfants. Monsieur Bernard avait fait le choix d’enseigner au collège. Hussard du rang, soldat du front. C’est là que ça se passait. L’éducation, la transmission. C’est là qu’on pouvait encore les sauver. Les enfants perdus de notre république. C’était le prof de français de Gambetta. Un prof perfectionniste, méthodique, organisé. Il avait dû rêver, comme moi, de changer la vie. Ce modeste artisan du sens en mai 1981. Je ne peux continuer d’écrire ces lignes. Yeux embués de larmes. Je passe d’un article à l’autre dans le TGV du retour. Témoignages bouleversants. Ce prof a donc protégé ses jeunes élèves jusqu’au dernier jour. Au mépris de sa propre vie. C’est un héros du quotidien. Un héros français. Il appartient, et par toutes ces fibres, à une certaine histoire de France. La mienne. Elles en avaient fabriqué, par fournées entières, des Monsieur Bernard. Madame G. à la Charité-sur-Loire, Madame Thérèse à Nevers. Je fais partie des derniers des Mohicans qui leur doivent tout. À ces institutrices laïques qui l’avaient comme une foi chevillée au corps leur plus beau métier du monde. C’était sacré. Un professeur. Ça valait de l’or. Un Monsieur Bernard.

Ma génération a vu tout cela s’effondrer. S’abîmer dans l’écœurante vulgarité de l’époque. Ils ont été de plus en plus méprisés. Les profs, de plus en plus mal payés. Même leurs diplômes ont été bradés. Leur drapeau sur les tranchées du savoir. On les recrute désormais en moins de dix minutes. À la sauvette, au rectorat de Versailles. Ce n’était même pas le temps d’une passe. Dans les bordels à la petite semaine. Il n’y a plus que pour nos ennemis qu’ils représentent encore quelque chose. La figure de l’homme à abattre. Il s’est trompé de cible, Mohammed M. Un prof de lettres à la place d’un prof d’histoire. Tous les martyrs sont les mêmes. Toutes les victimes de ces monstrueux criminels. Elle était énorme la flaque de sang. Sur le parking du collège Gambetta. Ils ne sont pas près d’en revenir. Les élèves témoins de ça. On l’a d’abord recouverte d’un drap. L’énorme flaque de sang sur le parking du collège Gambetta. Monsieur Bernard ne nourrira plus les poules. Dans la cour de sa ferme, le soir, avant de corriger un dernier paquet de copies. Peut mieux faire ; en progrès. C’était le genre du conducteur à ne pas écraser un lapin. En roulant dans sa modeste bagnole sur les routes du Pas-de-Calais. Il les avait choisis comme décor. L’Artois de Bernanos, les corons du Nord. C’était un de ces passeurs qui vous changeait la vie quotidienne. Comme le professeur dans la chanson de Jean-Jacques Goldman. Je pleure en écrivant ces mots. Dans ce foutu TGV du retour à Toulouse. C’est la ville où toute cette horreur a commencé. La ville d’un autre Mohammed M. Et je lis, effaré, dans ce papier du Monde, les imprécations du jeune terroriste. Sa fureur crachée au visage de la France, de sa république, de son école. Il les a répétées en boucle. Ces insultes pendant sa ricanante garde-à-vue. Il a dit que c’était l’enfer. La démocratie, les droits de l’homme. Que même les talibans d’Al-Quaida étaient des apostats. Pour ne pas réprimer plus férocement l’homosexualité. Que son petit-frère de quinze ans l’avait rancardé. Sur ces histoires de carotide & de couteau. Qu’il en avait deux. Des couteaux. Qu’il restait fier d’avoir crié ça dans la cour de Gambetta. Qui te donne l’air que tu respires, qui est le seul dieu ? Dans la cour, à cet autre ensaignant à portée de scalpel. Appelle Marianne, appelle ta République ! J’éprouve de la colère & du dégoût. Bien sûr. J’éprouve aussi quelque chose d’autre. En pensant à mon collègue Dominique Bernard. Je ressens quelque chose d’immense qui dépasse la scandaleuse misère de son assassinat par des mains aussi stupidement fanatiques. Quelque chose, peut-être, comme cette pitié sacrée dont parlait Malraux à propos de Bernanos.

 

Toulouse, 18 octobre 2023.

21h 30.

Il y a des soirs où l’on se cogne plus que d’autres. Contre le vide de sa vie.

 

Toulouse, 19 octobre 2023.

Une blague juive, ce matin, sur la page FB de André Markowicz :
– Tu es juif ?
– Non, je suis inquiet.

 

Toulouse, 20 octobre 2023.

Je recopie dans mon carnet noir les paroles admirables & déchirantes prononcées hier, dans la cathédrale d’Arras, par l’épouse de Dominique Bernard lors des obsèques de son mari. Portrait d’un collègue qui, comme tant d’autres littéraires de notre génération, nous ressemblait comme un frère.

Il aimait Julien Gracq, Flaubert, Stendhal, Balzac. Il aimait Proust, il aimait Claude Simon, Céline & Pierre Michon.
Il aimait la poésie, René Char, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry.
Il aimait la philosophie.
Il aimait le cinéma, Truffaut, Ford, Kubrick, Lubitsch, Orson Welles.
Il aimait le baroque.
Il aimait Ozu, Miyazaki, Kurosawa, Almodovar, Fellini, Visconti.
Il aimait l’Italie, l’italien, la Toscane, les fresques de Giotto, Masaccio, Gozzoli. Il aimait le Titien et Véronèse, le Caravage.
Il aimait Shakespeare, Racine, Beckett.
Il aimait Van Gogh, Picasso, Vermeer, Matisse, Bonnard, Manet, Courbet, Cézanne, Soulages, Marquet, Hockney.
Il aimait Bach.
Il aimait Beethoven, Fauré, Haydn, Ravel, Mahler.
Il aimait le Gothique, les cathédrales qu’on découvrait de villes en villes. Il aimait les glaciers préférés du Routard. Il aimait la Provence, ses couleurs, ses senteurs. Il aimait les étangs, les rivières et les fleurs, les forêts. Il aimait la lumière rasante du soir.
Il n’aimait pas l’informatique, ni les réseaux sociaux. Le téléphone, il n’en avait même pas.
Il n’aimait pas la foule ni les honneurs, les cérémonies qu’il avait en horreur. Sensible et discret, il n’aimait pas le bruit et la fureur du monde.
Il aimait profondément ses filles. Sa mère & sa sœur.
Nous nous aimions.

 

Toulouse, 21 octobre 2023.

Trois mois déjà ; toujours rien ; aucun signe de vie.

Il doit être plus simple de tuer son père que de le ressusciter. Même symboliquement. Dans ces jours d’angoisse, où chacun devrait avoir à cœur de dire à ses proches combien il les aime, ce silence résonne de façon plus terrible encore. D’une façon encore plus implacable. C’est comme une autre guerre. Chacun retranché dans sa tranchée. Plus personne ne sait pourquoi ni comment elles ont finalement commencé. Les hostilités. Un jour vient que c’est un champ de tir. L’afamille. Il n’y a plus que cette plombante impossibilité. Deux monologues plutôt qu’un dialogue véritable. Il est brûlé jusqu’à la racine. Le terrain de je où nous nous passions jadis la parole comme un ballon. Tout est désormais figé. Chacun arc-bouté sur sa position incompréhensible à l’autre. On ne sait même pas s’il souffre. L’autre. Ou s’il fanfaronne. Dansant sur les ruines de son triomphe. Ils me retenaient au Temps. Les enfants. Je pouvais encore me faire croire que c’était une histoire. Mavie. Il n’y aura plus de récit. Non, plus jamais. On est à peine capable de tenir un Journal. Au jour le jour. Tant qu’il y aura des journées. Quelqu’un pour en dérouler le registre. On n’a plus que cette rampe branlante. Pour s’accrocher malgré tout. J’essaye, à l’autre bout de ma vie, de faire sans. Sans les deux polissons. J’ai bien appris, toute mon enfance, à m’en passer. De mon daron. On est étonné d’être encore debout. Comme dans la chanson de Brel. Je suis toujours parvenu à me priver du plus précieux. Du plus intensément désiré. On sait bien qu’on va bientôt tomber à son tour. Sans doute au prochain tournant de la route. En attendant le manque est un bon camarade de je. Et l’abandon une chienne fidèle. Ma compagnie n’a pas d’autres animaux. Perles enfilées pour me faire des colliers de mots. Je ne suis jamais seul. Avec ma solitude. Chacun se débrouille avec son ticket. Dans cette tombola bordélique. C’était déjà comme ça. Dans la chanson de Moustaki reprise par Reggiani. Elle prend toute la place dans mon lit à une place. La solitude. Ce n’est pas nous qui les tenons. Les cartes. Nous nous contentons de les tirer. L’une après l’autre. On est comme un fœtus empaillé. Comme un vieil ovale à l’envers. L’espoir a les yeux d’un voyou. Comme dans la chanson de Lama. On s’épuise en courant. Poursuivis par la perte de tous ceux qui nous furent ravis. Partout l’absence me fait escorte. La garce en robes surannées. Elle est revenue. La voilà. Elle m’attend chaque soir. Dans la péniche en vrac. Elle défait les valises. Au retour de mes fugues chaque fois plus futiles. Elle vous le renifle à vingt mètres à la ronde. Le malheur d’aimer. Elle remonte le drap de nos nuits blanches. La solitude. Elle a, bien sûr, de larges yeux cernés. Comme dans la chanson de Barbara. Ils auront donc cloué le dernier clou. Les deux blancs-becs sur le cercueil de mon destin. Ils n’étaient pourtant pas particulièrement bricoleurs. Ces jeunes adultes devenus tellement étrangers après ces trois mois d’enfer ordinaire. On croit connaître certains autres sur le bout du cœur. Et puis non, doigt dans l’œil, les quatre fers en l’air. Ils me l’ont confirmé par leur fuite du 21 juillet. Les deux enfants. Que je n’étais bon qu’à ça. Bon qu’à l’abandon. Elles cognent contre mes tempes. Ces cinq syllabes. Il ne tombe pas sur tout le monde. Le gros lot. C’est comme un mot d’impasse. Bonkalabandon. On revient toujours. À la cage départ. On n’aura juste élargi les barreaux de sa prison. Bonkalabandon. Il n’y avait rien à faire contre ça. Contre ce fatum à hauteur d’homme. Je ne sais même pas s’ils ont du chagrin. Les deux gamins. Si ça leur fait quelque chose de m’avoir fait disparaître. Un peu avant mon heure. J’étais depuis longtemps fait comme un rat. Comme dans la chanson de Biolay. Je ne sais pas comment est leur peine. Aux deux petits parricides. La mienne est comme ça. Comme un journal abandonné sur le comptoir d’un quelconque bar-tabac. On aura fait trente-trois fois le tour de la question. Avant de retirer sa référence Il ne nous reste, après nos années de bohême, que des chansons. Des chansons de Brel, d’Aznavour, de Moustaki, de Barbara, de Reggiani, de Biolay. Elle me prêtera rimes fortes toute cette difficile journée. « D’où qu’on parte » de Serge Lama. Je ne sais pas quelle voix me le souffle. Ce Journal de la désolitude.

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