[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Patrick Beurard-Valdoye à propos de Lamenta des murs

[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Patrick Beurard-Valdoye à propos de Lamenta des murs

février 6, 2025
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[Chronique] Jean-Pascal Dubost, Lettre à Patrick Beurard-Valdoye à propos de Lamenta des murs

Cher Patrick,

Ainsi tu clos avec ce volumineux volume l’œuvre magistralement monstrueuse qu’est ton Cycle des exils, chacun des livres le constituant étant une mise en abyme vertigineuse de pans (sombres) de l’Histoire de l’Europe. Soit, si mes comptes sont bons, 8 volumes, 2 843 pages, 42 ans d’écriture, c’est dire le monument patient et perspicace que tu as construit, forçant le (+ mon) respect.

Depuis quatre décennies, donc, tu arpentes l’Europe dans le dessein d’élaborer la vaste geste des martyrs de son Histoire, suivant tantôt la trace de différentes communautés exilées butant contre des murs érigés en frontières (ces « sans nom au bas silence », protestants, tziganes…), tantôt la trace de différents exodes dans une Europe dont tu as tôt perçu, quasi visionnairement, qu’elle se teintait progressivement de sinistres couleurs, tantôt celle de morts en guerre ou de martyrs solitaires dans leur martyr, éprouvant dans une émotion très contenue ce qu’ont subi toutes ces victimes de l’Histoire. Entreprise épique que la tienne, de raconter le destin de ces enfants, femmes et hommes jetés dans les no man’s land de l’Histoire, errant dans une non-Histoire ; entreprise généreuse et follement empathique calée dans un sens du devoir historique (et de mémoire).

Ton livre ressemble à un immense champ de bataille où pêle-mêle gisent des faits de guerre (à l’image de la bataille de Dunkerque, l’« Opération Dynamo » que tu évoques longuement) ou des faits divers honteusement historiques (les 796 enfants ou bébés enterrés dans une fosse commune à Tuam en Irlande parce que nés de mères célibataires et exploitées par l’Eglise catholique). Mais tout ton livre est un vaste pêle-mêle : de faits historiques, de faits littéraires, de faits de langue, de faits de formes et, à l’image de ton Cycle des Exils, d’une vaste érudition qui nous conduit dans les arcanes de l’Histoire des humains.

Comme à l’accoutumée, tu associes des artistes à ton arpentage, associant, présentement, des briseurs de frontières linguistiques comme Joyce, Artaud ou Flann O’Brien, et mimétiquement, tu laisses abonder le flux et le flot verbal qui t’habite, flux et flot destinés à laisser libre cours à la colère et à l’indignation, au sarcasme critique, mêmement. C’est aussi une Europe des avant-gardes artistiques qui se dessine dans tes livres. Mais toutes ces pistes que tu ouvres, ces fils que tu tisses et tends dans ce dédale labyrinthique (et phénoménal) (et minutieux) (+ complexe) qu’est ton Cycle, tout cela converge vers un but précis je crois : la prise de conscience à quoi ça aboutit de nos jours : des « cartonvilles », des « bouevilles », des bidonvilles de l’oubli, des non-abris dans lesquels finissent les rejetés d’une Europe en capsaille chavirant et virant au brun1. Ton ouvrage porte bien son titre : les lamentations (les lamenta) sont l’expression d’une souffrance, les lamentations sourdes des peuples en souffrance, s’écrasant contre des murs érigés en frontières infranchissables, et au cœur de leurs lamentations, il y a ta déploration face à la dévastation de l’Europe et les murs du cynisme. « Il faut trouver les mots pour dire la fable vraie, traduire les actes en phrases », écris-tu, et pour ce, c’est en marchant au plus près physiquement où a eu lieu l’horreur, également en écoutant le témoignage des anciens, en effectuant des recherches d’archives sur place que tu peux entendre, percevoir, je ne sais comment désigner ça, les plaintes des victimes et retranscrire en mots la douleur et le deuil restés dans le sol. Cette poésie d’enquête qui est la tienne prend un émouvant tour compassionnel, « il s’agit dans l’économie du langage/de saisir comment ce qui est si visible/reste autant caché » écris-tu dans la section « Homélie du mur » ». À force, tu contiens des multitudes de voix. Je me suis demandé si le motif récurrent du beurre, dans la section « Artaud Joyce Beuys Illich/Dans le cerveau d’une Europe beurrée » plus particulièrement, récurrent au point de contaminer ton patronyme dans le texte (Patrick de la Beurrerie, Patrick le Beurré), si ce motif n’avait pour très-très-subtil objectif d’effectuer un parallèle (une métaphore ?) entre les mottes de beurre millénaires découvertes intactes dans les tourbières irlandaises et ton travail de poète-paléontologue fouillant dans les strates d’une Histoire invisibilisée. L’Irlande est le point d’ancrage de ce livre et de bouclage du Cycle, parce que c’est dans ce pays, face aux murs de la paix que se révéla à toi la vocation de poète dans les années 70, celle de faire tomber les murs physiques et les murs de la langue pour constituer une Europe valdoyenne, parce que c’est en Irlande que tu suis tes inspirateurs Artaud, Joyce, O’Brien, Illich, un peu comme si leurs voix, fixées en toi, te guidaient. Et je n’ai pu m’empêcher de sourire en saisissant le lien entre Flann O’Brien, auteur d’un thriller vélocipédique, toi, poète circulant à vélo en Irlande… et la fin de ton Cycle, la roue tournant… (j’ai l’air de plaisanter, néanmoins je considère qu’il n’y a pas de hasards). Ainsi faisant, tu boucles une grande boucle de plus de 40 ans (pardon, je continue de polissonner un peu), mais sérieusement, c’est impressionnant.

Ce qui ne cesse de m’étonner dans ton écriture, et dans ce livre notamment, est cette voix qui est la tienne. Une voix qui semble emprunter au style documentaire (tu es poète de l’archive) mais qui n’emploie pas la forme atone du documentaire traditionnel (ni non plus celle de la poésie documentaire) : la variété des formes auxquelles tu recours (jusqu’à la poésie visuelle), relevant de la polyphonie formelle (chaque forme est conçue en fonction des voix qu’elle doit faire entendre), ainsi que les pastiches-hommages (de Joyce, d’Artaud, de Pound et d’autres) et l’influence intellectuelle de Beuys (son énergie à lutter contre le capitalisme destructeur) font s’allier dans un formidable oxymore le documentaire et le baroque : le neutre du documentaire embarqué dans un flux de conscience fait d’irrégularités, d’accélérations, de déviations et charriant moult inventions verbales, archaïsmes, emprunts lexicaux  ; étonnant. Oui, « Patrick Beurard-Valdoye/vos arts poétiques ont d’étranges recours ».

Les murs-frontières dont tu déplores l’édification (et la multiplication) séparent ou entravent la circulation des êtres humains (et des animaux… je pense au mur érigé en forêt de Białowieża en Pologne, qui est aussi une catastrophe environnementale, contre lequel viennent mourir nombre d’animaux2), ce sont les murs qu’on laisse construire en nous, par volonté crasse ou par négligence coupable.

Ce livre, ton Cycle, c’est un peu comme le tombeau du soldat inconnu, commémorant l’ensemble des exilés de l’Histoire de l’Europe (exilés dans l’oubli), élevant les arts poétiques, pour reprendre cette expression qui t’est chère, à hauteur de l’éthique poétique : « les poètes devraient fonder un conservatoire des noms disparus ».

Jean-Pascal Dubost

 

1 L’Europe en capsaille (Al Dante, 2006) fait partie de ces livres périphériques au Cycle des exils, auxquels ils sont reliés (comme Le Purgatoire irlandé d’Artaud par exemple, publié en 2020 aux éditions Au coin de la rue de l’enfer).

2 Un mur anti-migrants de 186 kilomètres de long, 5,5 m de haut, surmonté de barbelés et de capteurs de mouvements, assis sur une fondation en béton à la frontière biélorusse, érigé au cœur de la forêt primaire de Białowieża par le gouvernement polonais pour empêcher les flux migratoires, empêchant la migration de milliers d’animaux.

 

Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs, Flammarion, avril 2024, 358 pages, 24 €. [Lire aussi sur le site]

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