[Chronique] Marina Garcés, À l’école des apprenants, par Christophe Esnault

février 13, 2025
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[Chronique] Marina Garcés, À l’école des apprenants, par Christophe Esnault

Marina Garcés, À l’école des apprenants, L’Atelier éditions, 221 pages, été 2024, 19 €, ISBN : 978-2-7082-5431-2.

 

« Soulever la question comment éduquer revient à se demander comment nous souhaitons vivre ». Je découvre un texte qui poursuit ce que Enseigner à vivre d’Edgar Morin avait posé comme base pour repenser l’éducation. Un rapprochement certain existe entre les deux textes. On pourrait rêver et vouloir se battre quelque peu pour que ces textes soient utilisés en vue de commencer à penser le monde éducatif et l’enseignement par ceux et celles qui vont y prendre place. Rencontrer une pensée, rencontrer les surréalistes, rencontrer le cinéma d’auteur, rencontrer Deleuze ou la littérature. J’écris aujourd’hui avec le prisme de lectures et rencontres, et je m’aperçois, avec terreur, puisque je travaille depuis vingt ans en un lieu qui forme les futurs professeurs des écoles, qu’avoir rencontré un penseur ou l’écriture d’un écrivain n’est plus nécessaire pour enseigner. Cette observation qui me pose en témoin (après Victor Klemperer) est le moteur premier à l’écriture de cette note. Les bases théoriques et les apports des penseurs en particulier ne sont plus vraiment nécessaires aujourd’hui pour être face à une classe. Beaucoup de reçus au concours s’en passeront très bien, ils prendront place sur une chaîne de montage éducative. Peu de différences entre eux et les ouvrières de chez Wonder dans les années 70. Biographie riche, présence au monde, curiosité et culture seront remplacées par des annales de concours, des manuels scolaires et livres clefs en main pour préparer sa classe. Dire mon plaisir et une jubilation neuronale à me sentir en parfaite connivence intellectuelle et de combat avec Marina Garcés et son texte hautement stimulant où l’on croise Platon, Homère, Nietzsche, La Boétie, Rousseau, Camus, Rancière, Arendt, Foucault, Pasolini, et beaucoup d’autres. « Comment est-il possible que l’apprentissage de la liberté devienne obéissance ? »  Socle de toute activité salariée. « Ouvrir tous les jours la porte d’une salle de cours, c’est accueillir le déséquilibre pour apprendre à vivre avec ». Qui convoquera encore Bourdieu ou Lahire aujourd’hui ? « … dans quelle mesure les connaissances que l’on apprend nous permettent-elles d’élaborer une conscience et de commencer à penser par nous-mêmes et avec les autres ? »

Détourner le point de vue, c’est une des clefs du livre. À l’école des apprenants a été écrit pendant la crise du COVID, est-ce pour cela que j’entends autant dans ce texte un prolongement à De la servitude volontaire, et aussi peut-être à ce que la technique, l’injonction et le numérique font au corps après Surveiller et punir ou l’œuvre de Bernard Stiegler ?  « Que dans un monde globalisé, l’éducation soit un business très lucratif relève de l’ordre de l’évidence ».  On sent bien que les précarités économiques sont au cœur de la pensée de l’auteure.  « Le savoir sert à interagir avec un entourage de manière favorable ». Apprendre à vivre donc. « Combien de jeunes ont suivi ces dernières années des enseignements censés déboucher sur un emploi qui se sont avérés être des machines à produire des chômeurs. » La terreur qu’inspire la possibilité d’être un recalé économique. « Aujourd’hui encore, les écoles, à tous les niveaux, sont des lieux où l’humiliation, qui est l’action assumée de rendre l’autre honteux pour ce qu’il est, demeure toujours possible. » L’apprentissage réinvente le savoir et s’avère une action créatrice en soi.  Et comment penser sa vie sans la créer et sans créer, enroulé à la joie et au sens. Chez Morin, on le sait, on n’apprend rien sans plaisir à apprendre. Et pour combien de millions d’enfants la scolarité aurait été ou sera une interminable punition, où l’on apprend la docilité, et à se taire ? « Qui suis-je ? pendant que je lis ? ». Ma rencontre avec le texte de Marina Garcés m’augmente. Ce qu’elle nous enseigne coule comme un texte littéraire, comme un film de fiction ou un documentaire, à contre-courant de tous les renoncements. Reproduire l’ordre, à l’école ou à l’université sans qu’aucun texte ne fasse autorité, sans que l’on ait le temps d’une confrontation avec soi-même et avec les savoirs essentiels. « La plus belle anthologie de l’humanité serait un recueil des lettres qu’on aurait pu écrire à tous ceux et celles qui nous ont appris quelque chose. » J’écris à Marina Garcés. Je travaille dans un campus tourné vers l’éducation et la formation et À l’école des apprenants est un bel antidote (ou un contre-poison) à ce que j’observe, une université avalée par l’économie de marché (puis par ses gestionnaires, managers et communicants) et des étudiants de master 2 promis à l’enseignement qui ne sont majoritairement même pas des lecteurs. Ce serait une erreur de croire que la chose ne soit pas globalisée et internationale. « Comment veut-on être éduqués lorsqu’il n’y a pas d’avenir imaginable, autre que celui de la catastrophe, découlant du présent ? » Le livre se ferme sur une tonalité poétique avec un épilogue illustré par des dessins de Bendita Gloria, des oiseaux accompagnés de fragments textuels. Nous aurions très mal au dos si l’on regardait trop longtemps et avec gravité ce monde et son futur. « Nous refusons la connaissance de vos savoirs apeurés ».

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