Nous sommes heureux de publier un premier extrait de Romain Bohet, qui a commencé sa jeune carrière dans l’Armée noire de Charles Pennequin : vivent « les trous de balles des mots » !
il y a des gros mots (de gros gros mots) (de très gros mots) tellement gros qu’on a parfois du mal à les rentrer tout entiers dans la bouche (les mots ne rentrent pas dans la bouche) c’est une image abruti (elle se met à rire) j’accompagne son rire (c’est un petit rire) (un rire tout petit tout fluet) (innocent) (un rire qui fait o o o) la bouche adopte cette petite forme de o (son rire se compose d’un petit mot) pas même un petit mot un simple o (un son) voilà c’est un simple son qu’on écrit o (pour revenir au mot) il ne faut pas le nier (ce serait dommage dit-elle) (j’ai parfois l’impression qu’on m’introduit des gros mots en plein dans la bouche) et très franchement (je ne sais pas trop quoi en faire) car par malheur voyez-vous (j’ai une toute petite bouche) (et c’est pas toujours très évident) (d’y introduire le mot je veux dire) le gros mot (parfois ça tire un peu au niveau des jointures) (oui ça pique au niveau des jointures des lèvres) (c’est bien comme ça qu’on dit hein dis-moi) (les jointure des lèvres ?) on parle plutôt de commissure (dit-elle) puis c’est un plus joli mot (commissure) (toujours est-il vois-tu que ça pique un peu) ça tire et ça saigne même parfois (mais c’est pas grand-chose) de petites gouttes (un détail dirais-je) oui un détail (le plus compliqué avec les gros mots introduits dans la bouche) (parfois de force) (parfois juste par la force des choses) par habitude disons (et il faut dire que l’habitude sait souvent faire preuve de force ajoute-t-elle) avec ces gros mots qui habitent (qui viennent parfois habiter ma petite bouche) (c’est que je me trouve un peu à l’étroit) dans ma petite bouche (ouvre la bouche ordonne-t-elle) j’ouvre la bouche (ma petite bouche) (voilà que je vais les rentrer dans ta bouche les gros mots se met-elle à s’énerver) (elle s’excite) l’introduction des gros mots dans ma bouche n’est pas chose facile (l’introduction des gros mots dans ma bouche est une chose facile) on m’y oblige (ou bien j’accepte qu’on m’y oblige) ou bien je me sens obligé d’accepter et là c’est peut-être autre chose (mais enfin soit) j’ouvre la bouche la bouche est pleine (un gros mot dans la bouche et la bouche est pleine) que dire de plus j’ai déjà dit j’ai une petite bouche (peux pu rien en dire d’autre) une fois le gros mot rentré dans la bouche (la bouche est pleine) (la bouche est pleine du gros mot) le gros mot prend la totalité de l’espace de ma petite bouche (inutile d’y foutre plus d’un gros mot) un gros mot bien senti (et j’en ai déjà la bouche pleine) (il me reste pu qu’à mâcher) dans l’absolu (et c’est un gros mot) j’ai rien d’autre à faire qu’à mâcher (tenter de mâcher le gros mot) le gros morceau qui immobilise presque entièrement ma mâchoire (évidemment je bave beaucoup pendant l’opération) (c’est pas plus mal la bave lubrifie un peu) j’arrive petit à petit à réduire le mot (pour atteindre l’étape de la mastication) (la manducation du mot) il est toujours dans ma bouche (il faut qu’il descende) la bave et la salive aident (le gros mot descend dans ma gorge) car il faut maintenant qu’il descende le long de ma gorge (il descend le long de ma gorge) le digérer le mot (le gros mot) il faut le digérer (je ne trouve rien à répondre à cette injonction de ma petite bouche) digérer le gros mot (le gros mot descend dans l’œsophage) (en descendant il irrite les muqueuses) c’est désagréable (le gros mot semble entraver l’œsophage) (je ne l’ai probablement pas suffisamment mâché le mot) temps-mort arrête-t-elle subitement (à ce moment précis reprend-elle) (deux ou trois voies s’ouvrent à toi petite bouche) la première (de loin la plus rapide) tu le recraches le gros mot (tu le régurgites) petit dégueulis de gros mot tout couvert de bave et de sucs gastriques (le gros mot se dégueule) il est dégueulé (tu as dégueulé le gros mot) (c’est passablement dégueulasse et ça t’arrache la gueule à toi aussi) (tu pleures un goût dégueulasse et acide dans la bouche le nez les yeux) et tu peux observer la gueule que fait ce morceau de gros mots à moitié digéré et glaireux (à première vue il ressemble à plus grand-chose) mais si t’y regardes bien (le gros mot est resté presque intact) il a simplement pris la forme d’une gerbe (d’une belle gerbe de gros mot) (je sais pas ce que tu peux en faire de cette belle gerbe de gros mot) tu peux l’empailler si tu veux (ou en faire une sorte d’épouvantail) (tu peux même tenter de l’anéantir) (qui sait ?) à ta guise (seconde option) elle esquisse un sourire (une longue digestion avec le gros mot) (une longue cohabitation avec le gros mot) c’est un long et lent processus (parfois douloureux me dit-elle) (et c’est comment dire) (caustique ?) peut-être pas le mot le plus approprié (qui attaque et détruit les tissus organiques) c’est bien ça (pas évident à digérer le gros mot) (ça brûle) des brûlures des muqueuses de l’estomac sont à observer (des brûlures de la paroi intestinale également) c’est douloureux (mais sache que le pire reste à venir murmure-t-elle d’un air rieur) (car le gros mot digéré descend dans les entrailles) et après (oui après) (y va falloir le sortir le gros mot) (et c’est positivement par ton trou de balle que tu vas devoir le sortir le gros mot) et là encore (il sera question de douleur) car le gros mot a pour vocation d’être gros (gros et douloureux semble-t-il) néanmoins (l’intensité de la douleur dépend de plusieurs choses précise-t-elle) (de ta constitution propre en premier lieu) de la grosseur du gros mot en second lieu (à quel point) (dans quelle mesure est-il grossièrement taillé) (il est donc question de son matériau et de sa constitution) (de sa matérialité) son histoire même ajoute-t-elle avec un certain enthousiasme (de son histoire au regard de la tienne) c’est important (mais aussi de son histoire au sein d’une histoire qui la subsume) (d’une histoire qui souligne-t-elle l’a pour diverses raisons consacré) ce gros mot (sous certaines époques et à certains égards) selon certains climats certaines sensibilités (à certains degrés même) certains degrés de violences plus ou moins valorisées socialement (cela étant dit) toujours est-il que c’est de ton trou de balle que tu vas positivement le sortir ce gros mot (un gros mot dégradé par la digestion) par la défécation même (un gros mot réduit à l’état d’étron) (de gros mot de merde) rendu à son état de merde (parfois liquide et acide qui te brûlerait les parois anales) ou au contraire merde compacte et solide (à t’arracher le trou de balle lorsqu’elle sort de toi) selon ta composition donc et la constitution du gros mot qu’on a rentré dans ta petite bouche tous ces efforts fournis (te voilà maintenant fier) c’est le mot (fier et libéré de tes petites ou grosses crottes de gros mots assimilés) assimilés digérés extraits du travail du corps et de ta petite bouche (de tes crottes tu en fais ce que tu veux) certains les lancent sur des politiciens par exemple (ou s’en servent pour couvrir des murs – les murs d’un asile, d’une prison) d’autres encore se contentent de les manger (relancent ainsi le flux de l’abjection) certains mêmes en font des sujets de thèse ou de poésie (vraiment je ne blague pas) quand même tu exagères le reprend-elle (et la troisième voie) oui la sainte trinité du gros mot (elle se remet à rire) même type de rire qu’en o (même genre de rire qu’au début) (le gros mot et la petite bouche) le gros mot pénètre la petite bouche (non sans violence il s’entend) la petite bouche accueille tant bien que mal le gros mot à l’intérieur de sa petite bouche (le gros mot est entré dans la petite bouche) et la petite bouche est prise soudain d’un accès de rire incontrôlable (malgré la douleur que provoque le gros mot dans le peu d’espace que contient la petite bouche) celle-ci ne peut s’empêcher de rire (c’est un rire douloureux) un gros rire gras entravé et douloureux (c’est probablement nerveux dit-elle) dans ces conditions impossible de mastiquer le gros mot (la petite bouche rit à en avoir mal aux mâchoires) et voilà que le gros mot passe de travers (il disparaît de la petite bouche) s’enfuit dans l’espace virtuel du corps d’où vient le souffle (le souffle vient rappelons-le d’une cavité mystérieuse) (de cette même cavité circulent les esprits du monde) et voilà que le gros mot se retrouve coincé dans cet espèce d’organe creux et virtuel duquel émerge l’enfance de toute forme et de tout langage (elle se met à rire) non (elle est d’abord prise d’un hoquet puis elle se met à rire) c’est probablement nerveux (la petite bouche grimace puis se met à rire elle aussi) il y a ici plein de gros mots se met à rire la petite bouche (plein de gros mots qu’un usage semble avoir rendus quasi sacrés dit-elle) (c’est dire je crois intouchables) (immangeables) impropres à la consommation (peut-on dire imprononçables se demande-t-elle) je ne sais pas (si le gros mot est une espèce d’imprononçable) ça complique les choses (c’est au contraire tout ce qu’il prononce avec lui) lorsqu’il se prononce (qui fait l’esprit du gros mot) tout ce qu’il contient d’obscène et de violent (une violence obscène effective efficace et secrète) en fait secrète et transparente (transpercée) (une violence sécrétée par la prononciation du gros mot) (une violence terrible et magique) le rire tragique d’un enfant au contact de l’aberration du langage (sa volonté meurtrière et destructrice) (tu le sens se dissoudre dans ton ventre) tu sens le gros mot se disséminer dans ton corps (tu deviens l’enfant qui absorbe naïvement le gros mot) dans la pureté de ton corps (tu sens le gros mot résonner dans tes entrailles) tu sens le gros mot se multiplier (tu sens les gros mots remuer tes tripes et tes entrailles) douleurs mêlées de jouissances (tu sens l’histoire de tous ces mots) mêlée à la tienne (tu sens l’histoire de tous les gros mots entés/hantés en toi) notre histoire en gros mots (notre grossière histoire) (l’histoire des gros mots issus de cette grossière histoire) une histoire partagée avec tous ces gros mots entés/hantés dedans (et de nos luttes toujours en mouvements entendre mot) (essayer du moins d’entendre chaque fréquence de tous ces mots vibratoires et meurtriers) n’oublie pas cependant dit-elle (que les gros mots sont les rires cruels de l’enfance) parle-moi du trou de balle de ta mère (lui demande-t-il avec un air d’enfant) il s’agit encore ici d’une image (l’image d’un trou de balle enfoncé dans le corps) (à même la peau du corps) oui la violence du trou de balle enfoncée dans le corps (le fusil la cartouche la balle le corps)(seconde bouche qui vient suppléer à la première) seconde bouche que la guerre a mise dans ta bouche en guise de trou de cul (il s’agirait donc d’un mot inscrit dans le corps insinue-t-il) non (il s’agit de corps, d’esprits et de corps troués par des balle) des trous de balles (c’est la guerre des esprits qui a mis le trou de balle au fond de ma bouche demande-t-il) elle se met à rire (un rire cruel tragique et enfantin) et c’est toi le trou de balle lui dit-elle (il se met à rire) un rire qui fait o o o de la même forme que des trous de balles (les trous de balles des mots) qu’il fait mine de prononcer tout bas (comme s’il s’agissait d’un secret – ou d’un gros mot) il pose alors ses petites lèvres (les petites lèvres de sa petite bouche) sur les contours du gros trou de balle (pour en extraire l’esprit) ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre (lui dit-elle) contente-toi de rire comme tu sais le faire (ton rire d’idiot) o o o (ce qui est en bas est en haut) o o o (ce qui est en haut est en bas) et les esprits circulent de haut en bas et de bas en haut (ils circulent dans tous les sens) (aspire le o du trou de balle dans la cavité mystérieuse du sens et des mots à venir) (avant même qu’ils ne soient dits) résonnent les rires de leur enfance (je suis perdu ma petite bouche de quel gros mot me parles-tu ?) je te parle du gros mot qui contient en lui tous les gros mots (le gros mot innervé de tous les gros mots pensables et imaginables) tous les gros mots qui remuent le sang (et font grossir le gros mot) c’est grossièrement élaboré je te l’accorde (lui dit-elle le prenant enfin dans ses bras) tu es mon enfant le sais-tu ? (et je suis ta mère) ta mère de toujours (ta mère même d’avant ta naissance) avant même que tu ne voies le jour (j’habitais les gros mots) les gros mots m’habitaient (les gros mots habitaient la matrice de tous gros mots) je ne suis ni plus ni moins la matrice des gros mots (ta mère inavouable) à laquelle (pour laquelle) tu t’es donné (tu as fait don de toi en ouvrant la bouche) pour accueillir l’esprit de ma chair (la chair de mon esprit) la pulsation de mon sang qui ne s’interrompt jamais (sens-tu le sang monter la tête lorsque certains gros mots) (lorsque le rire) (lorsque le manque atroce te fait tirer des larmes amères) les gros mots m’habitent (moi plus que personne) (moi qui suis la maternité même emprise dans la cavité des esprits) lorsqu’il te prend de prier (de chier ?) certains gros mots (comme il arrive parfois de le faire) ces gros mots (c’est à moi que tu les sacrifies) car je suis ta mère (la mère qui habite les gros mots) la mère nourrie des gros mots qui t’habitent (que la joie t’habite mon enfant) la joie de rire des malheurs (le malheur est un gros mot) un très gros mot (tu en feras l’expérience n’en doute pas) et au fil des rencontres (toujours tu me trouveras) car je suis ta mère (jamais tu ne pourras l’oublier) je suis comme gravé à ton front innocent (ton babil jamais ne tuera mouche) mais je serais là (toujours près de toi) parmi les charniers de mots morts (pour la france) laisse-moi rire mon enfance (je ne te suis plus) dis-moi qui suis-je dans cette bouche (dans ta petite bouche) s’agit-il encore d’une image ? (il s’agit d’une image) ma petite bouche est comme une petite fente (dans l’enfance des mots prononcés) car je suis ta mère (je suis la mère de toutes les petites et grandes bouches) je suis perdu maman (peux-je t’appeler maman je le peux-je ?) je n’ai pas de bouche (ni bouche ni trou de balle) je suis l’enveloppe (l’enveloppe n’admet pas d’orifice) c’est étrange (qu’il lui dit) comment je peux rentrer et sortir de toi (dans ce cas) c’est de la sorcellerie répond-elle (ou de la physique quantique le chat d’Alice est-il mort ou vivant ?) je suis inobservable (je ne saurai répondre) la réponse m’engage (je m’y refuse) je suis parmi les charniers de mots morts (pour la france) a-t-on déjà vu mourir un mot ? (l’oubli mon ange) la mémoire n’est que surface (tout n’est que surface) il s’impose (tu m’inquiètes) je t’interroge (je garde le silence) si les choses cessent de s’imprimer (alors de quoi veux-tu m’interroger ?) l’essence des choses ? l’évanescence (en dehors de toi et moi, qui reste ?) que reste ? oui mais la culture (la culture du gros mot qu’on voudrait grossièrement effacer) comme on prend un topalgic (logique la parole est logique) logiquement la douleur s’efface (ou se prolonge) ou s’accentue (ou l’homme s’accroche à sa douleur) histoire humaine (de l’homme sans) l’homme sans et ses gros mots (dieu s’accentue dans la douleur) la douleur néanmoins n’est pas le sens de dieu (dieu est sensibilité) et voilà le gros mot dit sa mère (nique sa mère dit sa mère le gros mot il est là)