[Libr-relecture] Jean Renaud, Mélancolie du Neveu de Rameau

[Libr-relecture] Jean Renaud, Mélancolie du Neveu de Rameau

novembre 15, 2022
in Category: chronique, livres reçus, UNE
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[Libr-relecture] Jean Renaud, Mélancolie du Neveu de Rameau

Jean-Claude BOURDIN, Le Philosophe et le contre-philosophe. Études sur Le Neveu de Rameau, éditions Hermann, 2021, 299 pages, 45 €, ISBN : 979-10-370-0876-3.

 

Voici un nouveau livre consacré au Neveu de Rameau et qui propose, de ce texte pourtant abondamment commenté, une forte lecture.
On sait que lire Le Neveu de Rameau revient, le plus souvent, à se demander lequel, des deux interlocuteurs, triomphe de l’autre : ou bien le Neveu (la vérité de l’impudence, du langage du déchirement), ou bien le philosophe (armé de son savoir et de sa conscience morale). Soit, en négligeant les autres lectures, et pour simplifier, d’un côté Hegel, de l’autre la tradition marxiste.

Jean-Claude Bourdin abandonne cette question et revient d’abord à notre étonnement : pourquoi Diderot donne-t-il une telle importance au personnage du Neveu ? Pour répondre à cette interrogation, il ne s’agit pas de se demander qui est le Neveu (le pittoresque de sa vie, ses propos désordonnés ou contradictoires), mais quel il est. Et ce qu’il faut constater d’emblée, c’est que le philosophe est incapable de comprendre son altérité troublante. Les propos que tient le Neveu ne sont pas une suite d’objections dont l’examen pourrait être contenu dans l’espace de la philosophie : de façon bien plus profonde et plus grave, et sur un mode non philosophique, ils sont une mise en cause, un abandon global de la philosophie. Et le philosophe, dans son embarras, se rabat sur un jugement moral : vous êtes abject. Mais ce jugement est vain puisque Rameau, constamment, le confirme ou l’anticipe.

Mais ce n’est pas tout. Rameau décrit le monde dans lequel il vit, son fonctionnement : la place de l’or, les jeux de pouvoir, la soumission économique, le parasitisme généralisé, la faim, la vulgarité des plaisirs et de la pensée, l’abjection. C’est ainsi qu’on quitte la satire (en quelque sens qu’on entende le mot) et qu’on passe à la critique – à ce que le siècle suivant pratiquera sous le nom de critique. Rameau ne juge pas ce monde au nom de valeurs, il dévoile ses règles et sa nécessité. Certes il n’en fournit pas la théorie, et son matérialisme n’est pas révolutionnaire. Mais il l’enregistre tel qu’il est, “sans adjonction étrangère“ (Engels), quand le philosophe se contente – non par faiblesse privée, mais parce que telle est la philosophie elle-même – de le condamner.

Ainsi le Neveu est-il, pour reprendre la notion qu’on doit à Deleuze et Guattari, un puissant ”personnage conceptuel“ : non pas anti-philosophe, mais contre-philosophe. Si ses pensées prennent le contrepied de la vulgate des Lumières, il ne soutient pas pour autant celles de leurs adversaires. À parler rigoureusement, il ne critique pas la philosophie : il s’en moque.

Diderot, dans ce livre qu’il a tenu secret, enregistre l’émergence d’une catégorie d’hommes qui ne correspondent pas à l’anthropologie des Lumières – non seulement le singulier Rameau, mais la société dans laquelle il vit et qui est toute la société, à laquelle nul n’échappe, si ce n’est, par vaine hypothèse, le philosophe lui-même. Il constate qu’une époque vient où la valeur de l’argent rendra futiles la préoccupation du vrai et le souci du bien. La philosophie, telle que la pratiquent, la désirent les Lumières, est arrivée à un terme, à un épuisement. Les affirmations, les jugements arrogants du philosophe sont dépourvus de force, d’effets. ”On comprend, écrit Jean-Claude Bourdin, que se dégage du Neveu de Rameau un parfum de mélancolie.“

[Version plus longue de ce compte-rendu dans Critique, n° 905, octobre 2022].

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